• Jacques Lambour raconte comment il a vécu le putsch des généraux sur sa base aérienne et comment le contingent a résisté.

    Jacques Lambour raconte comment il a vécu

    le putsch des généraux sur sa base aérienne

    et comment le contingent a résisté

     

    Jacques Lambour raconte comment il a vécu le putsch des généraux sur sa base aérienne et comment le contingent a résisté.

     

    Le putsch des généraux à Blida

     

     Ce matin du vendredi 21 avril 1961, les gars qui descendaient de la garde de nuit n’étaient point fourbus comme à l’accoutumée, mais au contraire très excités. Ils avaient vu… mais on leur avait fait promettre de ne rien dire. C’en était trop ! On les presse de questions. Ils ont vu un avion atterrir, ce qui était rare mais pas extraordinaire sur cette base aérienne de Blida où j’effectuais mon service militaire depuis plus de deux ans. Oui mais, fait troublant, cet avion s’est posé dans le noir en bout de piste où des voitures attendaient tous feux éteints. Des silhouettes ont surgi de la carlingue et se sont engouffrées dans les voitures, puis les ombres se sont fondues vers l’est, vers Alger, tandis que l’avion disparaissait dans la nuit. Dans la journée, sous les hangars l’ambiance est lourde et pas seulement à cause de la météo. Je remarque, était-ce un code, que radio Alger diffuse souvent la chanson de Salvador « Faut rigoler ». Le soir mon copain  Bébert  qui semble toujours bien informé me dit : « Jacques, ils vont prendre le pouvoir, il faut faire discrètement, mais il faut faire réagir ». Nous convenons de nous revoir au milieu de la nuit. Bébert vient dans notre chambrée me réveiller, mais bien sûr je ne dors pas. Il a tout prévu, une clé « chouravée » nous permet d’entrer dans un baraquement en travaux et de prendre peinture et pinceaux, puis de peindre de grands slogans jaunes sur le noir de la chaussée. Je ne me souviens plus des textes, mais ils rappelaient ce qu’on nous avait seriné depuis si longtemps, « Le devoir d’un soldat est d’obéir », d’où cette conclusion, « Officier, obéis à ton chef, De Gaulle ».

    Mais finalement ces slogans n’ont pas eu d’impact sur la détermination du contingent à entrer en résistance. Radio Alger s’en est chargée dès le matin de ce samedi 22 avril en diffusant le message de la prise du pouvoir en Algérie par l’armée. Message aussitôt relayé par un autre message encore plus déterminant, bien que, chose curieuse, celui-ci ne soit jamais mentionné par les historiens. Ce message interdisait de se réunir, interdisait même de commenter ces évènements.

     Ils avaient oublié que nous avions déjà été consultés, que pour la première fois de notre vie nous avions voté, nous avions donné notre avis sur un sujet qui nous tenait à cœur, l’Algérie. Les jours de vote, nous n’étions plus des appelés, des gus, mais des citoyens égaux en droit et en devoir à nos supérieurs. Eux avaient oublié, mais pas nous. Et voilà qu’on nous disait : « Taisez-vous, c’est nous qui décidons ! ». Même pas le droit de dire entre nous que nous n’étions pas d’accord, c’en était trop. Nous ne pouvions tolérer qu’ils tentent de faire régner la loi militaire au dehors des casernes.

     Peu importe ces consignes fascistes, et quelques tentatives timides de rappel à l’ordre, un forum s’installe sous les hangars, les gars qui travaillent dans les bureaux nous rejoignent. Nous apprenons que le commandant de notre groupe « Anjou » va s’adresser à nous par castes : officiers, sous-officiers, puis hommes de troupe. Cela nous laisse du temps pour définir une stratégie commune. Les « pailleux », allusion aux chaises empaillées, donc les gars des bureaux, nous apprennent que ce commandant a disparu, en mission secrète, depuis quelques jours, et qu’il ne fait aucun doute qu’il est au service des putschistes. A un moment nous avons envisagé de suivre à la lettre la consigne de radio Alger applicable logiquement à tout un chacun, et donc boycott du briefing de notre commandant. Mais nous voulons être sûrs de sa position, et n’avons rien à cirer des consignes de radio Alger.

    Notre tour arrive… Dans un ordre et un silence impressionnants, nous nous asseyons en face de notre commandant, que l’on devine très tendu. Il attaque directement, avec un « Messieurs » étonnant de sa part, mais de bon aloi, car ce ne sont plus effectivement des soldats qui sont en face de lui, mais des hommes, des citoyens. « Messieurs je n’irais pas par quatre chemins, je suis aux ordres du général Challe… ». Sa voix s’étrangle, le premier rang s’est levé, il sort en bon ordre, puis le second, le troisième… Un sentiment indéfinissable s’empare de moi, de nous, je sens physiquement le courant qui nous traverse, force tranquille venant de bloquer un engrenage de l’insurrection. Un peu plus tard notre commandant de groupe quitte la base. Puis comme tous les soirs et tous les samedis après-midi, la base se vide de ses militaires de carrière, il ne reste que le service minimum, militaires de semaine, de garde, ou d’astreinte. A midi à la cantine, nous apprenons que les autres groupes présents sur la base ont eu des positions similaires à la nôtre. À part la propagande de radio Alger, nous ne savons rien de ce qui se passe ailleurs et sur notre base il ne se passe apparemment rien. Le soir un forum s’installe petit à petit sur une place centrale de notre casernement. Faute d’informations, les nouvelles les plus contradictoires circulent. Et soudain celle-ci vérifiable de suite : «  Les paras rentrent chez nous ». Nous nous rendons à l’entrée principale, les paras ne sont pas dedans mais dehors, à moins qu’un autre groupe les ait fait sortir. Au passage le groupe s’est enflé de gars en pyjama qui étaient déjà couchés, nous protestons, nous voulons que les paras quittent les lieux, des bruits courent même qu’ils occuperaient la tour de contrôle.

    Le colonel commandant de base n’est pas là, certains disent qu’il est parti car pas d’accord avec les putschistes, sa place aurait pourtant été à nos côtés voire à notre tête. C’est son second qui le remplace, il essaie de calmer la manifestation en assurant que les parachutistes sont là pour nous protéger et que de toute façon ils restent à l’extérieur, et donc il nous demande d’aller nous coucher. Personne ne croit ses sornettes, d’autant plus que des gars de la tour de contrôle viennent d’affirmer que les paras l’occupent effectivement. Comme nous ne bougeons pas, il finit par leur demander d’évacuer, la foule pacifiste s’écarte pour laisser passer des baroudeurs bardés de bandes de mitrailleuses (sans aucun doute, pour nous protéger). Nous avons gagné mais le commandant en second vient par là même de signer son acte de mauvaise foi. Alors nous scandons : « Position ! Position ! ». Il tergiverse, lui officier supérieur d’âge mûr n’a pas à donner sa position à des jeunes gens de notre rang. Alors, je ne l’avais pas remarqué, un adjudant chef sort de nos rangs et s’avance vers lui en déclarant « Monsieur, j’ai fait l’Indochine, je suis père de cinq enfants, et je vous demande au nom de tous les jeunes présents ici de déterminer votre position ». Alors le responsable officiel de la base monte sur une fenêtre et déclare d’une voix peu convaincante : « Les gars, dans une chorale tout le monde doit chanter à l’unisson, parce que s’il y en a un qui ne chante pas comme les autres ça sonne faux. Donc puisque je suis avec vous, je chante comme vous ». Alors là, je n’ai pas compris, il a été applaudi ; Bébert, un des rares à avoir une arme, parlait même de le descendre.

    Notre attention se porte ailleurs, des gars arrivent en courant : « Les paras, les paras, ils occupent le parking ! ». Une nouvelle fois notre chef de chœur a fait la démonstration de sa fourberie. Mais le plus important est de libérer le parking ; celui-ci est verrouillé par une immense porte cadenassée, porte qui cède sous la poussée de centaines de manifestants. A vingt ans on n’a pas peur de mourir et la cause que nous défendions me semblait plus importante que la vie. Pourtant quand je me suis retrouvé au premier rang, avec des armes, le canon braqué sur nous, luisant dans la pénombre, avec comme seul interlocuteur le claquement sec des culasses actionnées par d’invisibles tireurs, je me suis esquivé par les côtés. Je n’étais pas le seul, et un long moment le groupe tournant sur lui-même n’avançait plus. Bien que nous soyons pacifistes, de temps en temps une pierre lancée en direction des envahisseurs ricochait en arrachant à l’écho des hangars un long gémissement métallique. Cette intifada aurait pu dégénérer. Puis les paras, après de longues palabres entre chefs, ont fini par libérer les lieux, ils ont disparu dans la nuit. J’aurais aimé qu’on s’assure de leur départ, car rien ne prouvait qu’ils ne s’étaient pas simplement éloignés, mais après deux nuits blanches, et toutes ces émotions je tombais de sommeil.

    Le dimanche 23 fut interminable, rien n’était acquis. La base était immense et les paras pouvaient revenir s’infiltrer par un endroit ou un autre à tout moment, et ceci d’autant plus qu’ils venaient souvent ici préparer leurs parachutages et donc connaissaient le terrain aussi bien que nous. Avec Bébert nous trouvions que les quelques officiers présents faisaient un travail de sape, de démotivation, en affirmant que tout était fini, ou qu’on n’y pouvait rien. Il fallait relancer la machine. L’après-midi, avec une sono chouravée je ne sais où, nous appelions au rassemblement et à la vigilance. Les gars sont aux fenêtres mais personne ne bouge ; j’ai su après que notre discours était mal sonorisé, inaudible. Au final nous montons dans les bâtiments rencontrer les gars de l’AAMR, les plus nombreux et réputés très combatifs. Ils m’apprennent alors qu’il faut attendre, car ce soir de Gaulle fera un discours. Je suis un peu déçu, c’est seulement au bout de deux jours qu’il se manifeste ! Lui aussi est donc dans le camp des attentistes ! Enfin arrive le fameux discours, sa fermeté dépasse nos espérances, il justifie pleinement a posteriori nos actions.

     Et c’est maintenant que je me dois de parler d’un homme droit et courageux, un authentique héros dissimulé sous un comportement tatillon. Avant, nous le surnommions « Kuku », il n’avait pas son pareil pour intervenir à cause d’un salut « oublié », un calot de travers etc. Je vous livre cette anecdote amusante et significative sur sa personnalité. De garde au poste de police, nous devions contrôler toutes les identités, sauf si nous connaissions la personne. Comme nous étions très nombreux, cela devenait fastidieux autant pour le contrôleur que pour le contrôlé, un petit hochement de tête complice arrangeait les deux parties, de plus certains officiers supérieurs prenaient ombrage de leur absence de notoriété. Donc un jour que j’étais affecté à cette fonction, Kuku passe le portillon, je le salue en ajoutant un petit signe de connivence, il répond à mon salut puis fait demi tour et m’interpelle : « Caporal, pourquoi vous n’avez-vous pas contrôlé mon identité ? - « Parce que je vous connais ». - « Ah, vous me connaissez, eh bien comment je m’appelle ? » J’étais bien embêté, Kuku était le seul nom que ma mémoire ironiquement me martelait. Je bredouillais et lui s’impatientait, « Vous êtes…vous êtes le… le responsable de la photo aérienne ! « Bien, mais la prochaine fois il sera plus simple de dire que je m’appelle Kubasiak ».

    Aussi quand j’ai entendu que le commandant Kubasiak était à fond avec nous et qu’il faisait un travail colossal de filtrage au poste de police, je n’en croyais pas mes oreilles. Je suis allé de ce pas le constater. Il était là, demandant à tout un chacun de se positionner clairement pour ou contre les putschistes, les favorables à ceux-ci ou simplement attentistes étaient renvoyés chez eux. La fenêtre de notre chambrée donnait sur l’entrée principale et je l’ai vu du matin au soir, apparemment sans relâche, exécuter cette harassante tâche. Comme je l’ai relaté, les officiers refusaient de nous répondre, mais  lui avec son âge et son grade le pouvait. Je ne saurais dire s’il s’est positionné avant ou après le soir du dimanche 23, mais son engagement était clair et net.

              Il me faut aussi relater la trajectoire similaire du commandant de l’AAMR. Ce commandant avait la réputation d’être très dur avec les hommes de troupe. Quelques jours avant, un avion s’était crashé au décollage en bout de piste, puis avait pris feu. Le commandant était à son bord. Apercevant des hangars l’avion en flamme, des gars de l’AAMR ont sauté de joie, puis d’inévitables sanctions sont tombées. Les occupants de cet aéronef réduit en tas de cendres en peu de temps s’en sont tirés indemnes, ou presque ; seul ce commandant a eu une jambe cassée. Lors du putsch, il était chez lui en invalidité avec une jambe dans le plâtre. (Mis à part l’avion en flamme je n’ai pas été témoin direct de ces faits mais ils m’ont été rapportés et tous les témoignages concordaient). Je suppose qu’à ce moment là Kubasiak assurait l’intérim à la tête de l’AAMR. Pour en revenir à ce commandant, lors du putsch, il est revenu avec sa jambe dans le plâtre soutenir ses gars. Pour tous les appelés de cette unité leur commandant à la jambe plâtrée devint un homme dont ils étaient fiers.

     Après le discours du Général de Gaulle, contrairement à ce qu’on pourrait croire, les choses ne furent pas plus faciles. Malgré le filtrage de Kubasiak, un grand nombre d’officiers jouant un double jeu s’étaient introduits dans la base, et d’autre part la chose militaire reprenait ses droits, la gouvernance n’appartenait plus au peuple. J’en donne pour preuve cet autre épisode. Était-ce le lundi 24, le mardi 25 ? En tout cas c’était après l’appel du chef d’État. Un après-midi la sirène se met à hurler : une alerte ! Nous étions habitués aux alertes bidon, et en ces cas-là chacun se planquait vite fait afin de ne pas être réquisitionné pour aller faire le guignol. L’officier de semaine devait alors se présenter rapidement avec un nombre défini d’hommes en tenue et en armes, et il prenait tous ceux qui lui tombaient sous la main. Le pauvre, il devait ratisser plusieurs fois au même endroit et bien après la sirène pour enfin avoir péniblement son nombre. Cette fois-ci, ce ne pouvait qu’être sérieux. Sans attendre les six coups qui différenciaient une vraie alerte d’une fausse, je me précipite au pied des bâtiments, un officier est là avec quelques gars plus rapides que moi. Il tient des propos surprenants : « Pas d’affolement, il n’y pas le feu.. ». Le bruit court que les paras -  décidément ils nous aiment beaucoup - sont revenus. Je demande à l’officier pourquoi on ne va pas à l’armurerie chercher les armes comme c’est écrit dans les consignes. Il répond qu’il ne faut pas faire dans la précipitation, et qu’il attend des instructions. Je lui fausse compagnie et rejoins mes camarades du groupe Anjou sur le parking. Les paras sont là, ou plus exactement là-bas, à l’extérieur de l’autre côté de la piste. Nous, on attend les décisions du commandant en second, qui assure l’intérim. Des camarades m’affirment que c’est un homme bien car ils l’ont vu pleurer, ne sachant pas quelle décision prendre. Je rétorque que le rôle d’un chef n’est pas de pleurer, mais de prendre les décisions qui s’imposent.

    Enfin les ordres arrivent : « Si les parachutistes viennent, je ne veux pas qu’ils touchent à mes avions. Vous allez entourer les avions en vous donnant la main, en faisant la ronde ». De mauvaise grâce, ne voulant pas me couper de mes camarades, je participe à cet acte puéril de résistance. Seul le contingent participe, les militaires d’active ne sont pas invités à protéger « ses avions». Un avion, ça occupe beaucoup de surface au sol, les rondes sont distendues, voire ouvertes ou carrément absentes pour certains appareils. Avec quelques sceptiques nous entonnons un trublion « Dansons la capucine ». À la maternelle, les comptines agaçaient déjà mes dents de lait, inutile de dire que rapidement je suis allé voir « s’il y avait du pain chez la voisine et you les petits cailloux ». Je me dirigeais vers le portail de communication entre la piste et le parking, passage obligé des parachutistes, à moins qu’ils ne brisent la clôture. Un petit attroupement se dirige vers cette entrée. Une berline noire roulant à faible allure nous dépasse, sur la banquette arrière deux têtes couronnées, d’une classique casquette à charognard (l’insigne de l’armée de l’air) et d’une casquette Bigeard ! La berline se présente au portail entr’ouvert par une sentinelle, dépose le parachutiste près d’une jeep qui l’emmène de l’autre côté de la piste rejoindre son groupe bariolé, tandis que la voiture revient vers nous. L’occupant de la banquette arrière nous dit alors tranquillement qu’il a fait inspecter par l’officier parachutiste l’intérieur des installations pour lui montrer que tout était calme, qu’il n’y avait rien à craindre. Cette connivence me révulse, s’ils veulent la tranquillité, nos assiégeants doivent partir, mais comme personne ne bronche, lâchement je ravale ma salive.

     De la révolte nous glissons vers le folklore. Alors que le putsch était moribond, nous apprenons que les avions vont quitter la base pour ne pas tomber aux mains des factieux. Effectivement dans un vrombissement de tonnerre, les cargos du ciel se mettent en route puis décollent un à un et se dirigent au ras des pâquerettes vers la mer. C’est, paraît-il, pour échapper aux radars, mais que craignent-ils ? Leurs ennemis potentiels, les avions de chasse, sont eux aussi basés à Blida et nous savons maintenant que toutes les autres bases aériennes et principalement Alger sont entrées en résistance dès le début du putsch ! Nous avons su garder intacts nos avions en des moments nettement plus délicats. Je trouve qu’il flotte sur les parkings déserts un parfum amer. Impression renforcée par l’information concernant la destination de nos avions. Est-ce vrai - cinquante ans après je me pose encore la question car c’est à peine croyable -  ils vont soi-disant se mettre en sécurité en Espagne. L’Espagne de Franco !

     Notre colonel commandant de base, qui s’était octroyé une permission exceptionnelle pour ne pas participer au putsch, revient de France et reprend ses fonctions. Il nous accueille par groupes dans la salle de cinéma. Après nous avoir brièvement remerciés pour notre action, il insiste longtemps sur la nécessité de reprendre la vie comme avant, puis il termine en disant : « Bravo, nous avons gagné ! », tout en faisant un grotesque Vé de la victoire avec ses bras. Grotesque non pas tant à cause de sa chemise remontée en même temps que ses bras mettant à l’air son gros ventre flasque, mais grotesque de par son alignement aux côtés des vainqueurs, lui qui s’est absenté laissant le champ libre aux putschistes.

     Ensuite nous avons la visite de notre ministre des armées, Messmer. Il va à Alger et tient à nous rencontrer avant, délicate attention. Nous sommes donc tous conviés à nous rendre au cinéma en plein air. L’ordre protocolaire a repris ses droits, les premiers rangs sont réservés aux officiers, puis les sous-offs et enfin le contingent debout dans le fond  et sur les côtés. Comme c’est de coutume dans le milieu militaire, il y a un décalage horaire important, décalage imposé par les fuseaux hiérarchiques. Pour une fois on ne s’ennuie pas de cette attente car le spectacle commence bien avant l’arrivée du ministre. Les premiers rangs se garnissent petit à petit, parfois sous les quolibets « d’où il sort celui-là » et les sifflets, pour d’autres moins nombreux ce sont de chaleureux applaudissements. Quand arrive le commandant Kubasiak, il est longuement ovationné, trop longtemps pour le gradé à la tribune qui tente en vain du geste de la main de calmer la foule. Notre héros semble gêné de cette soudaine popularité. Egal à lui-même, il gagne simplement sa place, le corps naturellement droit, droit comme son sens du devoir.

    Le discours du ministre est encore plus décevant que celui de notre colonel, lequel s’était adressé séparément au contingent et aux militaires de carrière. Le ministre s’adresse à tous et salue dans l’ordre hiérarchique la conduite remarquable des hommes de la BA140. Puis très vite il insiste longuement sur la nécessité de fonctionner comme avant. Il stigmatise violemment un appelé qui d’une fenêtre crie son désaccord, le comparant à un voyou. Mais à ceux des premiers rangs, aux complices des mitrailleuses braquées sur nous, il ne dit rien. Je trouve inacceptable que l’on nous mette tous sur le même pied, un trop grand nombre d’officiers ont joué le double jeu. D’aucuns diront qu’il est injuste de généraliser, mais qui a généralisé en premier, si ce n’est Messmer lui-même, qui nous a tous mis dans le même panier et même fait pire, en ne remontant publiquement les bretelles qu’à un pauvre appelé gueulard, mais non dangereux pour notre République.

     Quelques jours après, nous prenons le bateau, c’est le retour à la vie civile.  Ce matin là on nous fait lever pour prendre les cars pour Alger bien avant l’aube. L’encadrement est nerveux comme sur le qui-vive. Longue attente, toujours ce fameux décalage horaire militaire. Puis nous embarquons et au bout de quelques kilomètres les cars s’arrêtent en plein champ. On est autorisé à descendre. Nous apprenons que nous ne prendrons pas le bateau avant midi. Je réalise le pourquoi de ce départ nocturne puis de cette longue attente dans la campagne, de la nervosité de notre encadrement : ils ont peur de nous, d’un dernier baroud à la caserne ou sur le port. Merci à l’armée pour ce cadeau, ce lever de soleil sur la Mitidja, paysage magnifique dont je me suis si souvent imprégné les nuits de garde !

     Puis une autre image me revient, s’imprime en filigrane sur la belle carte postale : Il est là devant moi, les bras levés en signe de soumission, le regard qui se voudrait neutre ne peut dissimuler la peur, il est là tel le gladiateur guettant le pouce de César. Je ne lui ai pourtant demandé, courtoisement, que sa carte d’identité, mais j’ai ce pouvoir. Ce pouvoir sur cet homme de l’âge de mon père me met mal à l’aise, je supporte mal ce respect craintif, offrande servile due aux seigneurs et aux saigneurs. Cette image je l’ai revue souvent, imprimée comme un souvenir d’enfance, compagne d’une vie ; telles ces photos jaunies clouées par une punaise rouillée au manteau de la cheminée, elle m’accompagnera jusqu’au bout. Paradoxalement c’est en cet instant de démobilisation que je relis ce regard, que je mesure combien le poids de mon fusil à l’épaule  l’écrase. Oui c’est surtout en cet instant que le mécanicien de l’armée de l’air avec sa caisse à outils prend conscience de la guerre qu’il a faite au peuple algérien. Et c’est à cette aurore, tandis que l’alouette saluait ce nouveau jour, que je me suis promis de revenir, mais sans fusil. Promesse tenue dès 1963 puis de 1966 à 1971. C’est alors une autre page de l’histoire, une nouvelle image, étonnante à si peu de distance de la première : l’Algérien ne lève plus les bras, il me serre la main, puis repose la sienne sur son cœur.

    Au début du retour à la vie civile, j’ai parfois essayé de relater ces évènements, mais apparemment cela n’intéressait personne. Puis il y a eu la loi d’amnistie, difficile à avaler, mais si c’est pour éviter une guerre civile ! Ensuite j’ai découvert que le silence n’était pas de mise pour tout le monde. Dernièrement en allant sur Google, j’ai découvert que seuls ses assassins parlaient de Kubasiak. Puis il y a eu le témoignage d’Alain Ansellem, merci à lui ! Si son témoignage par personnes interposées semble parfois différent du mien, c’est tout simplement que la base étant très grande je n’ai pas tout vu, pas plus que ses interlocuteurs. Je vous recommande de lire cet autre témoignage. Un passage de ce dernier m’interpelle, je n’arrive pas à croire que le commandant Kubasiak ait été sanctionné. Comment et pourquoi le ministre des armées aurait-il cautionné une telle injustice ?

    Je voudrais aussi casser de fausses informations qui ont été peut-être été diffusées par les putschistes pour se disculper.

    a) Le drapeau rouge flottait sur la base de Blida ! Je ne l’ai jamais vu et n’en ai jamais entendu parler, je ne nie pas qu’il y a eu peut-être un drapeau rouge ou noir à une fenêtre. Mais au mât principal ou sur la tour de contrôle ça se saurait, d’ailleurs je ne pense pas que le commandant Kubasiak l’aurait toléré. Par contre j’ai vu attaché au balcon de la tour de contrôle, telle une bannière, un drap blanc sur lequel était peinte une croix de Lorraine au milieu d’un grand Vé. Pour nous qui avions vécu dans notre enfance la libération, ce symbole avait plus une signification républicaine et libératrice que gaulliste.

    b) Les Appelés ne pensaient alors qu’à la quille. Pour nous il n’était pas question de partir avant que le putsch soit enterré. Pour une fois que nous nous sentions utiles. De toute façon même si nous criions comme un exutoire : La quille bordel », à quelques jours de la libération elle faisait peur à plus d’un : ménage ou relation amoureuse cassée, métier devenu caduc, etc. A la BA140 les quillards étaient très nombreux, presque la moitié des effectifs dans certaines unités, le bizutage n’existait plus et les anciens étaient respectés. L’insigne quille arboré dans ces moments-là se voulait être le témoin d’une certaine expérience, d’une certaine sagesse. De toute façon, nous ne pensions pas que les putschistes auraient eu l’intention de nous garder, leur souci aurait été de se débarrasser au plus vite de ces indésirables afin de mieux formater les nouvelles recrues. Et s’il faut faire dans la caricature voire l’insulte, aux appelés qui ne pensent pas plus loin que la quille bordel, nous pourrions opposer les militaires qui ne s’intéressaient qu’à leur PMO (Prime de Maintien de l’Ordre).En ces moments-là, une certaine Élite nous prenait pour des gamins immatures, cinquante ans après je ne me sens pas mieux armé pour affronter les problèmes de notre société d’aujourd’hui. Mais eux ont raté le sens de l’histoire, alors un peu d’humilité.Quelques jours après ma libération, un matin, ma mère m’apprend qu’aux informations on a parlé d’un militaire de carrière de l’armée de l’air, père de cinq enfants, qui avait été assassiné dans la région de Blida. Un an plus tard c’était le tour du commandant Kubasiak. Et c’est,  ému, à la mémoire de ces deux hommes que je dédie ce récit.

    Trélazé le 21 avril 2011

     Jacques Lambour

     

     Jacques Lambour raconte comment il a vécu le putsch des généraux sur sa base aérienne et comment le contingent a résisté.

        

     Jacques Lambour raconte comment il a vécu le putsch des généraux sur sa base aérienne et comment le contingent a résisté.

    La base BA140 de Blida. 

     

    PAGE DÉCHIRÉE, MESSAGE QUI S’ENVOLE

     AU LOIN

    En ce cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie, foison de témoignages, d’articles, d’ouvrages et documents en tous genres sont mis à disposition du public, des journalistes et des historiens. Après un demi-siècle d’opaque brouillard, l’iceberg apparaît enfin en pleine lumière. Comme tout un chacun, je me réjouis de ce progrès, pourtant je réalise combien la libération de la parole peut aussi provoquer des silences. Tel appelé qui du temps de notre jeunesse avait esquissé un témoignage sur la corvée de bois clôt son propos aujourd’hui en déclarant que la guerre d’Algérie n’est pas sa tasse de thé. Un autre avec qui je pouvais échanger malgré nos divergences sur ce sujet me claque la porte au nez. Moins traumatisant, le dernier en date, qui prêt à témoigner un jour se rétracte le lendemain. La crainte d’être parfois incompris et jugé enfonce encore plus profond la partie immergée de l’iceberg.

    En parallèle, dans un tout autre registre, je note l’occultation d’un fait historique, est-ce le seul, devenu peut être trop gênant. Je veux parler d’une date qui me tient particulièrement à cœur, le 24 juin 1962 (il y a tout juste cinquante ans) la barbare mise à mort du commandant Kubasiak.

    Vers 2010, je découvrais sur la toile que seuls ses assassins parlaient de ce courageux commandant, mais il a fallu le témoignage d’Alain Amsellem pour qu’enfin je me décide d’écrire à mon tour. Pensant alors que d’autres témoignages suivraient. Souvent je vais à la pêche aux renseignements sur Google, mais comme sœur Anne qui ne voit rien venir, je ne vois que ce poignard qui rougeoie et la campagne aixoise qui verdoie.

    Pour ceux qui me tanceraient de citer mes sources je vous renvoie au conte de « Barbe bleue » et à cette autre citation de Gilles Buscia : « En se voyant perdu le commandant Kubaziak se mit à hurler, attirant aussitôt dans le couloir plusieurs membres de sa famille, qui en tentant de s’interposer, empêchèrent le légionnaire de le poignarder avec précision... J’estimai qu’il fallait en finir et j’ouvris le feu sur l’officier qui s’écroula. Je lui tirai alors le coup de grâce, afin de m’assurer de la bonne exécution de ma mission... […]. Je regardai mes hommes les uns après les autres... tous semblaient parfaitement détendus et cependant que l’un des légionnaires essuyait son poignard tâché de sang avec un chiffon sorti d’un sac de plage, les autres semblaient admirer la campagne aixoise, fort belle en cette saison. » (1).

    Dernièrement sur le site « Algérie politique, histoire de l’OAS » je découvre qu’à la date du 24 juin 1962 il ne s’est rien passé. Ce silence questionne : un simple oubli, tout comme une occultation choisie, dénote le peu d’importance attaché à cet événement. Le rôle joué par le commandant Kubasiak à Blida lors du putsch d’Alger serait donc anecdotique, mais alors pourquoi l’avoir liquidé si c’était pour des broutilles ? Cette dernière considération me porte à croire que ce silence correspondrait à la gêne bien compréhensible d’évoquer ce fait d’arme peu glorieux, le mot est faible, pour leurs auteurs. Car même du point de vue d’une logique de guerre juste (que bien sûr je réfute) la liquidation de ce pauvre homme à la retraite rentre plus dans le cadre d’une vengeance gratuite, inutile et dévalorisante que dans celui d’une douteuse stratégie.

    Pour en terminer avec « L’histoire de l’OAS », je ne reproche pas l’esprit partisan de cette étude, mais le silence en ce qui concerne la date du 24 juin 1962. Je ne peux accepter que Joseph Kubasiak soit iniquement condamné une troisième fois.

    La première condamnation stupéfiante et peu connue, lui a été infligée par l’Armée ! Avec la bienveillante indifférence de Pierre Messmer, ministre des armées, voire son aval ? A ce propos on relira le témoignage d’Alain Amsellem.

    La seconde étant ce poignard rougi de son sang.

    La troisième, l’oubli, serait comme le chantait si bien Jean Ferrat, que ce sang sèche vite en entrant dans l’histoire Et même pire, de l’essuyer avec un vulgaire chiffon et de balancer le tout aux poubelles de l’histoire. Circuler il n’y a plus rien à voir.

    C’est ce contre quoi je m’insurge, en aucun cas l’amnistie ne saurait signifier amnésie, vous aurez beau frotter, la clé du cabinet de Barbe bleue sera toujours tachée de sang.

    Le 24 juin 2012

    Jacques LAMBOUR

    (1) Gilles Buscia, Au nom de l’OAS : Requiem pour une cause perdue, éd Alain Lefeuvre, page 103.

     

           


     

     

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