• "Sortir du silence" Le témoignage de René Guitton

    Sortir du silence

     

    "Sortir du silence" Le témoignage de René Guitton

     

    René Guitton est soulagé depuis qu’il a commencé à s’exprimer sur ce qu’il a vécu en Algérie : les affrontements  de Philippeville en août 1955 ; l’exécution de centaines de suspects ; la torture généralisée ; le gâchis que représente cette guerre.

    A la mi-février, 1955 j’ai été directement incorporé au premier régiment de chasseurs parachutistes à Philippeville après avoir transité par Angers et Marseille. A ce moment-là, comme la guerre était limitée aux Aurès, j’ai connu pendant six mois une situation de paix.

    Nous pouvions nous promener tranquillement en ville ou passer un dimanche agréable à la plage dans un lieu presque paradisiaque,  à  Stora,  tout près de Philippeville.

    Cependant dès cette période, plusieurs faits m’ont déjà posé question. Au mois de mai un gars m’a dit qu’avec sa section il avait été fouiller un village où,  d’après des renseignements,  il devait y avoir des suspects. N’ayant rien trouvé, il a vu un sergent déposer une grenade dans un gourbi. L’ordre a été donné de refouiller. Evidemment, une grenade a été trouvée. Donc, il y avait des armes dans ce village. Comme sanction,  le feu a été mis à toutes les mechtas en terre et en paille ! Alors là je me suis dit : « Si nous nous comportons ainsi, nous allons sûrement fabriquer des fellaghas ! »

    Et le jour où j’ai eu connaissance des événements de 1945 faisant des milliers de morts,  j’ai pensé immédiatement aux soldats algériens qui venaient de participer à la libération de la France en m’interrogeant sur leurs réactions. Mon pressentiment était prémonitoire,  car j’ai su depuis que ces événements avaient été l’un des éléments déclencheurs de la guerre d’Algérie.

     Les affrontements de Philippeville

     Le 20 août 1955,  c’est la date de la généralisation de la guerre sur l’ensemble du territoire algérien. Je m’en souviens d’autant mieux que c’est dans la région de Philippeville que les violences ont été les plus fortes. Finissant l’instruction militaire au camp Péhau,  à 10 kms de Philippeville,  je n’ai presque rien vu des affrontements. Arrivé en renfort dans la ville,  c’était pratiquement fini. Traversant la ville déserte dans un silence impressionnant,  j’ai juste vu deux ou trois cadavres  d’Algériens qui gisaient sur les trottoirs.

    Puis dans les faubourgs, nous avons été postés sur un pont dominant un boulevard périphérique. A un moment donné, à quelques centaines de mètres, trois ou quatre personnes sans armes traversèrent la route en courant. J’avais un fusil mitrailleur. L’ordre m’est donné de tirer. Je l’ai fait sans conviction et sans vraiment viser. Ils ont disparu,  apparemment sans avoir été touchés. J’étais assez soulagé de le constater. Mais je sais ce que ça fait psychologiquement et moralement de tirer sur des êtres humains.

    Le soir,  nous sommes restés dormir à la caserne. Les chambrées ressemblaient à une caverne d’Ali Baba. Manifestement les gars  n’avaient pas fait que repousser les fellaghas. Ils avaient dû se servir dans quelques vitrines brisées, vu le butin étalé : montres, colliers,  bracelets,  etc. Je découvrais ainsi un autre aspect de la guerre : le pillage !

    Les jours suivants,  ma section a été envoyée garder un village vidé de ses habitants, El Allia. Les fellaghas y avaient massacré 38 personnes, de simples familles d’ouvriers travaillant à la carrière de marbre de la région. Un crime épouvantable ! Le spectacle n’était pas réjouissant. Beaucoup de maisons éventrées, certaines avaient commencé à brûler.

    Nous logions dans une maison restée intacte. C’est là que j’ai vu la première exécution sommaire. Alerté par un coup de feu, je suis sorti. Sur le terrain vague du village,  un Algérien gisait par terre. Il avait été reconnu comme ayant participé au massacre.

    Il venait d’être exécuté sur le champ. Que dire, que faire ? Je retournai dans la maison. C’était le fatalisme qui commençait à s’installer devant la justice expéditive de l’armée.

     470 suspects fusillés au bord d’une tranchée

    Quelque temps plus tard, j’allais en découvrir une autre facette. Un gars du régiment me raconte qu’il avait vu des Arabes fusillés en grand nombre. Il était tellement impressionné qu’il parlait de presque 2000. Une tranchée avait été ouverte au bulldozer. Les suspects étaient alignés sur le bord. Fusillés,  ils tombaient directement dans la fosse. Il était d’autant plus scandalisé que,  pour faire ces exécutions, il y avait des volontaires. Et parmi eux, des gars planqués dans l’administration ou l’intendance militaire qui n’avaient pas participé aux combats du 20 août.

    N’ayant pas été témoin de ces faits, n’en ayant  vu la trace dans aucun récit, je n’en ai jamais parlé. C’était tellement monstrueux que je pensais que personne n’aurait voulu me croire. Aujourd’hui la preuve écrite existe : dans le livre du général Aussaresses,  devenu par la suite responsable du renseignement et de la torture en Algérie. Arrivé dans mon régiment en 1955 comme officier du renseignement,  il écrit que c’est lui qui a donné les ordres et il chiffre le nombre de suspects exécutés à 470.

    En quelques jours je venais de connaitre deux faits monstrueux et d’expérimenter que l’on peut justifier une chose et son contraire avec de vrais arguments qui méritent réflexion. Il faut donc se poser des questions. D’abord si l’on répondait à un crime par un autre crime,  où était notre supériorité morale ? D’autre part en 1955, l’armée n’avait pas les pleins pouvoirs. Les suspects auraient dû être jugés puisque nous étions en maintien de l’ordre. Et s’ils étaient vraiment coupables,  ils pouvaient être légalement condamnés à la peine de mort.

    La torture généralisée

    J’ai participé à beaucoup d’opérations,  mais j’ai eu la chance de ne jamais me trouver dans une véritable embuscade. Donc je n’ai vu aucun mort ni aucun blessé autour de moi.

    Mais j’ai été témoin de la torture. Elle était méthodiquement organisée et généralisée. C’étaient les hommes du 2ème bureau, le service du renseignement, qui s’en chargeaient. Parmi eux,  il y avait un Arabe interprète qui faisait  le travail. Ce qui nous étonnait : comment pouvait-il ainsi frapper ses propres concitoyens ? Quand j’y repense, je revois toujours ce petit vieux d’une soixantaine d’années, maigrelet et tout nu, debout dans un grand bac plein d’eau,  se tordant sous les décharges électriques. Je n’ai pas supporté. Je suis parti. Je ne sais pas ce qu’il  est devenu.

    Il m’est arrivé de garder des gars torturés. Je les revois allongés sur la paille, dans une grange, bien incapables de se sauver dans l’état où ils étaient. Les yeux perdus, leur regard ne trahissait aucune émotion. Aussi je me demandais ce qu’ils pouvaient penser de moi,  qui les regardais avec pitié. Que sont-ils devenus ? Je ne sais pas.  Une fois, un gradé de carrière m’a dit : « Tu as vu le trou derrière la ferme ? » - « Non. » - «  Il a été bouché cette nuit, les gars, ils sont dedans ! » Je n’ai pas été vérifier. Comme je n’ai pas cherché à en savoir davantage,  lorsqu’on me rapportait que des suspects embarrassants pendant une opération avaient été froidement exécutés. Ni lorsqu’il était question de viol.

    Aussi,   après avoir vu dans le livre de la 4acg que certains avaient scrupuleusement noté tout ce qu’ils avaient vu et vécu, je me suis demandé pourquoi je n’en avais pas fait autant. J’en arrive à me dire que c’était sans doute pour moi un moyen de protection. En mettant ces faits à distance, en ne me torturant pas l’esprit pour les approfondir, je crois que cela me permettait de vivre le moins mal possible dans un environnement de violence et d’immoralité.

    Et si on me demandait d’exécuter un suspect !

    J’ai connu la peur. Mais j’ai toujours pensé que j’en reviendrais vivant. J’avais un dérivatif,  la photo. Quand nous partions en opération,  mon appareil-photo était aussi important que mon arme. Pendant que je pensais à la photo souvenir que je rapporterais de ce beau pays,  je mettais en congé la fatigue, le danger et le stress.

    Ce qui m’a le plus préoccupé,  c’était  qu’un jour on me demande d’exécuter un suspect

    J’étais déterminé à refuser cet ordre-là. J’angoissais en me demandant si,  le moment venu,  j’aurais le courage d’accepter les conséquences de mon refus. Heureusement cela m’a été épargné. Mais j’en connais qui n’ont pas eu cette chance.

    Depuis,  à partir de divers témoignages et des analyses des historiens,  j’en arrive à plusieurs conclusions. D’abord que nous,  Français, nous avons été considérés par la majorité du peuple algérien  de la même façon que  l’armée allemande chez nous pendant la dernière guerre mondiale. Ensuite qu’il n’y a pas eu une guerre, mais trois  en même temps : une guerre d’indépendance menée par les Algériens contre la France ;  une guerre civile algérienne entre les Algériens qui voulaient l’indépendance et ceux qui voulaient rester liés à la France ; enfin une guerre civile franco-française quand l’OAS a déclenché un mouvement suicidaire d’une extrême violence.

    Pourquoi le silence ?

    Je ne peux m’empêcher de penser à l’immense gâchis provoqué par cette guerre inutile. Ainsi qu’au silence que j’ai trop longtemps gardé. Deux faits parmi d’autres l’expliquent bien.

    Quelque temps après être rentré,  je discutais avec  un gars qui n’avait pas été en Algérie.  Parlant des évènements,  j’ai  dit que l’armée faisait parfois des exécutions sommaires et pratiquait la torture. Je m’attendais à des questions. J’ai eu droit à ceci : « Tu es un fellagha ! » Il  m’aurait dit : « Tu es un traitre à la patrie »,  que cela n’aurait pas été pire. Le comble,  c’est que je n’ai rien répondu. Je venais brutalement de prendre conscience de deux points : il y avait  des gens ici qui se foutaient royalement de ce qu’on avait pu vivre en Algérie ;  d’autre part, il y avait des choses qu’il ne fallait pas dire parce qu’on ne voulait pas les entendre.

    L’autre fait, je n’en suis pas très fier quant j’y repense. C’était lors des élections législatives de 1958. André Morice,  qui était ministre de la défense nationale et candidat sur la circonscription,  tenait un meeting dans mon canton. Il y avait au moins 700 à 800 personnes dans une salle survoltée. Parlant de la guerre d’Algérie,  il affirma qu’il n’y avait pas de torture, que ceux qui le disaient étaient des menteurs qui portaient gravement atteinte à l’honneur de la France et de son armée. En entendant cela, j’ai eu envie de me lever et de dire, preuves à l’appui, que c’était faux. Mais je n’ai pas eu le courage de le faire. J’ai vraiment l’impression d’avoir été, ce soir-là, complice d’un mensonge. Et pas n’importe lequel, car à travers les paroles d’un ministre,  c’était l’Etat français qui mentait.

    Je me sens aujourd’hui soulagé de pouvoir dire brièvement ce que j’ai vu, ce que j’ai vécu, et ce que je pense de la guerre d’Algérie.

                                                                                               René Guitton

     

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