Un courriel de Jean-François Gavoury adressé
à Benjamin Stora
Envoyé : samedi 6 mars 2021, 20:10
Objet : "Au nom de mes disparus, ouvrez les archives algériennes et françaises !"
"Alors que je suis en train de vous écouter sur "France 5", m'est signalée une contribution à laquelle - j'en suis sûr, Benjamin - vous aurez été ou serez sensible, accessible via le lien " :
"Au nom de mes disparus, ouvrez les archives algériennes et françaises !"
En apprenant qu’Emmanuel Macron avait reçu les petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur dire officiellement que leur grand-père avait été torturé et assassiné par l’armée française, j’ai été saisie par l’émotion. Je ne les connais pas et je ne veux pas parler pour eux, mais en tant que petite-fille de disparus de la guerre d’Algérie, je n’ai pas pu m’empêcher de m’identifier et j’ai imaginé ce que pouvait être leur soulagement d’entendre enfin reconnue la vérité sur la mort de leur grand-père.
J’ai lu également qu’Emmanuel Macron leur avait exprimé « sa volonté de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages, encourager le travail des historiens par l'ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité »
Je dois avouer que j’ai été incroyablement surprise. Non que je n’y croie pas, je veux y croire, mais lire ces mots « familles de disparus » de la part du président de la république, après des dizaines d’années de silence d’Etat, de non-dits, de stigmatisation, c’est tellement inespéré. J’aimerais dire à Emmanuel Macron que s’il veut vraiment que les familles connaissent la vérité, il n’y a plus de temps à perdre…
Les 28 et 29 juin 2021, cela fera 59 ans que mon grand-père Mimoun, ma grand-mère Yvonne, leur fille Colette, et son mari Jean-Jacques ont disparu en Algérie sans que l’on sache ce qui leur est arrivé. Ils sont tombés dans un trou noir et ils ont entrainé leur famille et leurs descendants avec eux. Régine, la fille de Mimoun et d’Yvonne, n’a pas supporté ce vide. Elle s’est suicidée, elle avait 25 ans. Mon père s’est cloitré dans sa douleur et il est mort également sans savoir ce qui était arrivé à sa famille. Jocelyne et Bernard, les enfants de Colette et Jean-Jacques, sont morts tous les deux prématurément sans comprendre le drame qui avait bouleversé le cours de leurs vies. Je ne compte pas, parmi les descendants, les dépressions, les addictions, les coups de folie… Le silence continue à tuer, 60 ans après, en toute impunité. Alors oui, la vérité, les vérités, même celles dont on a le plus honte, sont nécessaires, même vitales. Pour les vivants, mais aussi pour les morts qui sont fatigués et qui ont besoin de se reposer.
Ce que je demande aujourd’hui ? Je n’aurais pas les mêmes attentes s’agissant de la France et de l’Algérie. De ce côté-ci de la Méditerranée, j’espère que cette nouvelle génération de dirigeants saura reconnaître les responsabilités de l’Etat, notamment concernant la disparition des citoyens français et le désarroi terrible dans lequel ont été laissées les familles après la guerre. Et ce n’est pas méconnaître le sort des disparus Algériens. Ils ont été, en proportion, beaucoup plus nombreux et eux aussi ont tout autant besoin de connaître la vérité.
Je ne suis pas historienne, je sais qu’il y a des controverses sur les chiffres, mais les faits sont indiscutables : entre le 19 mars, date des accords d’Evian, et le 1er juillet 1962, date de la proclamation de l’indépendance, on parle d’environ 2 900 hommes, femmes, enfants, vieillards dont on n’a jamais retrouvé les corps. Encore aujourd’hui, on ne sait pas ce qui leur est arrivé. Le 5 juillet à Oran, il y aurait eu environ 300 morts et autant de disparus. Pendant cette période, l’armée française était encore présente, mais avait ordre de n’intervenir sous aucun prétexte. Ni pour protéger les civils, ni pour enquêter sur les disparitions, ni pour essayer de libérer les éventuels prisonniers. On a laissé le champ libre à ceux qui avaient intérêt à terroriser la population afin de provoquer l’exode. Je ne suis pas naïve (en vérité, je le suis un peu…), je sais bien que c’était la guerre, et que faire la guerre c’est forcément faire des choix. Et des sacrifices. Je peux même essayer de comprendre qu’on ait choisi de sacrifier quelques milliers de personnes pour mettre fin à cette guerre meurtrière.
Ce qui me révolte, c’est le déni, les mensonges, les non-dits, qui ont laissé les proches, les vivants, dans un immense désespoir. Plutôt que d’assumer, les autorités de l’époque ont laissé à l’extrême droite la mainmise sur la question des disparus, ne donnant pas d’autres choix aux survivants que le silence, la honte et la culpabilité. En plus de la douleur et de l’exil. Je parle ici de ma famille, je ne veux pas généraliser, mais je pense qu’elle n’est pas la seule à avoir réagi ainsi. Personne, ni mon père ni les autres proches, n’a osé s’élever contre cette chape de plomb, de peur, entre autres, de se faire traiter de « fachos ». Au silence d’Etat a répondu le silence des familles, et la combinaison de ces silences s’est transformée en malédiction et en poison. Ce que je souhaiterais aujourd’hui, c’est que la France lève ce sortilège en reconnaissant sa part de responsabilité. Et qu’elle relaie enfin, et avec fermeté, auprès des autorités Algériennes, les requêtes des familles de disparus et des historiens, pour l’ouverture des archives toujours inaccessibles, 60 ans après.
Sur un plan personnel, concernant l’Algérie, je m’interroge sur ce que ressentirait mon grand-père Mimoun. Ses ancêtres étaient en Algérie depuis des siècles. Ils étaient ce qu’on appelait des indigènes, ce qui veut dire « originaires du pays ». Mon arrière-grand-mère s’appelait Aicha et sa langue maternelle était l’arabe. Mes grands-parents sont nés sur cette terre de l’autre côté de la Méditerranée et je me doute bien qu’ils y sont morts. Peut-être existe-il encore des traces d’eux quelque part ? Peut-être quelqu’un se souvient-il de leurs derniers instants ? Qu’on puisse leur redonner vie un instant avant de pouvoir enfin remplacer le mot « disparu » par le mot « mort ».
Dans la religion juive, comme je suppose dans la plupart des religions, on dit que lorsqu’un mort n’a pu être enterré dignement, l’humiliation rejaillit sur sa famille, ses descendants et l’humanité toute entière. La petite Antigone, qui n’était pas juive, a bataillé jusqu’à la mort pour que son frère ait droit à une sépulture. Chaque être humain, vivant ou mort, a droit, je suppose, au respect. S’il existe en Algérie des documents enfermés dans des archives, des témoins qui n’ont jamais osé parler, il serait temps maintenant, 60 ans après, de les libérer. Pour les disparus, pour leurs familles, pour les Algériens que ces drames hantent encore, je peux en témoigner. Pour l’humanité, dans tous les sens du terme.
* « Algérie 1962, l’été où ma famille a disparu ». 13 Production.
SOURCE : https://www.marianne.net/monde/au-nom-de-mes-disparus-ouvrez-les-archives-algeriennes-et-francaises
En complément mon article
du 1er septembre 2015
"Algérie 1962 : l'été
où ma famille a disparu"
Famille d'hélène Cohen ©Col. Hélène Cohen
Au fil d’une enquête au sein d’une famille, ma famille, ce film aborde l’un des épisodes les moins connus de la guerre d’Algérie : la disparition de plusieurs centaines d’européens pendant les quinze semaines qui séparèrent le cessez-le-feu de la proclamation d’indépendance. Le 29 juin 1962, une famille française disparaît entre Béni-Saf et Oran ; ceux qui partent à leur recherche disparaissent aussi, parmi eux des sympathisants du parti communiste algérien et des partisans de l'indépendance. Qui est responsable : O.A.S ou éléments incontrôlés du F.L.N ?
Plus d’info sur ce documentaire "Algérie 1962 - l'été où ma famille a disparu" :
Le lourd passé de la famille d'Hélène Cohen a été dévoilé à celle-ci, dans un cimetière de Perpignan, par le biais d'une inscription sur une pierre tombale. En juin 2002, le jour de l'enterrement de son père, Joseph, 66 ans, la jeune femme découvre cette épitaphe gravée dans le marbre à côté du nom du défunt : « A la mémoire de Mimoun Cohen, son père, Yvonne Cohen, sa mère, Colette Sicsic, sa soeur, Jean-Jacques Sicsic, son beau-frère, disparus en juin 1962 en Algérie. » Autour de la tombe se serrent des personnes aux visages inconnus. Des oncles, tantes, cousins, qu'Hélène Cohen n'a jamais vus et dont elle n'a, surtout, jamais entendu parler. Ce jour-là, cette comédienne et scénariste découvre qu'un pan de son histoire familiale lui a été dissimulé. Non seulement Joseph ne lui a jamais parlé de ses grands-parents paternels, qu'elle pensait morts de vieillesse en Algérie, avant l'indépendance et l'arrivée de la famille en France. Mais elle ignorait que son père avait une soeur aînée, Colette, et que celle-ci était mariée.
Mais que veut dire le mot « disparus » concernant ces parents surgis de nulle part ? «Qu'est-il arrivé à ta famille, à ma famille ? Qu'est-ce que tu cherchais à cacher ? », demande Hélène Cohen en s'adressant à son père, dans le formidable document qu'elle a réalisé sur un drame qu'elle va s'employer à démonter. « Je viens de réaliser que, durant toute mon enfance, j'ai vécu à côté d'un fantôme », lui dit-elle encore. Pour la première fois, elle ose interroger sa mère, Gaby, qui, pendant quarante ans, s'est murée dans le même silence que celui observé par son époux et par les deux autres enfants du couple. C'est elle qui a fait graver l'épitaphe de la tombe. « On supposait quand même que quelqu'un vous en avait parlé, que vous le saviez un peu. Plus ou moins », répond Gaby, avant de se lancer et de sortir des photos de famille jusque-là invisibles. Sur internet, Hélène va retrouver des traces de la disparition de ses proches et apprendre que deux autres personnes se sont évaporées avec eux.
France. Elle sait qu'elle vient, du côté de son père, d'une famille de juifs algériens établie depuis des lustres non loin d'Oran. Elle va apprendre que les Cohen tenaient une boutique de vente de produits en gros, La Gazelle, ouverte par Mimoun, le père de Joseph, dans la ville de Béni-Saf. Cet homme qui parlait couramment l'arabe, sa première langue avant le français, avait élevé ses cinq frères et soeurs à la mort de son père. Et réussi à développer un commerce florissant.
Le 29 juin 1962, Mimoun Cohen, 62 ans, son épouse Yvonne, 52 ans, leur fille Colette, 28 ans, et un ami, Jean-Louis Levy, 24 ans, quittent Béni-Saf en direction d'Oran. Ils sont à la recherche de Jean-Jacques Sicsic, 38 ans, le mari de Colette, et de Milo Bensoussan, 39 ans, l'oncle de Jean-Louis. Tous deux n'ont pas réapparu depuis la veille. Se déplacer sur les routes est en effet devenu dangereux. Trois mois après la signature des accords d'Evian, le 18 mars précédent, et à quelques jours du scrutin d'autodétermination pour l'indépendance, la guerre d'Algérie s'achève dans le chaos. Les partisans de l'Algérie française regroupés au sein de l'Organisation de l'Armée secrète (OAS) n'acceptent pas le cessez-le-feu et multiplient les attentats meurtriers. En représailles, des membres du Front de Libération Nationale (FLN) se vengent sur des pieds-noirs. C'est dans ce contexte que se déclenche une vague de disparitions de civils européens, apparemment sans distinction d'origine et d'opinion politique. Mimoun, Yvonne, Colette, Jean-Jacques, Milo et Jean-Louis font partie de ces disparus, estimés officiellement à 3018.
En allant dans différentes régions de France interroger leurs proches, retrouvés à l'enterrement de son père, Hélène Cohen va pouvoir voir et entendre les voix de ceux dont elle porte désormais le deuil grâce aux films en super-8 et aux bandes enregistrées qu'on lui présente. Elle apprendra que ce père, qu'elle a connu si fermé et si secret, était un jeune homme gai et insouciant. Mais le mystère des six disparitions va rester entier. Qui pouvait en vouloir aux Cohen et à leurs amis, proches de la population locale et en faveur de l'Algérie algérienne? Ont-ils été pour cette raison victimes de l'OAS ? Ou bien de répliques du FLN aux attentats de l'OAS ? Ou encore d'actes de brigandages perpétrés durant la période de non-droit précédant l'indépendance, le 1er juillet 1962 ? Seule réponse : celle de l'état civil, en France, qui les a répertoriés dans la catégorie «présumés décédés»...
Sylvie Véran