• Fabrice Riceputi : « Le combat pour l’Algérie française a sorti Le Pen de l’anonymat »

     

    Fabrice Riceputi : « Le combat pour l’Algérie

    française a sorti Le Pen de l’anonymat »

    Fabrice Riceputi est historien, chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent. Pilier du site histoirecoloniale.net, il coanime aussi, avec l’historienne Malika Rahal, le projet Mille Autres sur la disparition forcée, la torture et les exécutions sommaires durant la bataille d’Alger. Il publie Le Pen et la Torture (le Passager clandestin, 2024), une enquête historique sur le passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen en Algérie.

    Fabrice Riceputi : « Le combat pour l’Algérie française a sorti Le Pen de l’anonymat »

    Jean-Marie Le Pen a publiquement assumé avoir pratiqué la torture en Algérie durant la guerre.
    © AFP

    Pourquoi cette enquête historique sur le passé algérien de Le Pen ?

    En mars 2023, j’ai, comme des millions d’auditeurs de France Inter, pu entendre qu’il n’y aurait « pas de preuves » que Le Pen a torturé à Alger en 1957. Après être tombé de ma chaise, j’ai réalisé que les nombreuses pièces de ce dossier, publiées ici et là, dans la presse surtout, de 1957 à 2002, n’avaient jamais été rassemblées, contextualisées et présentées aux lecteurs. Avec ce livre, c’est désormais chose faite.

    Le chef du Front national a toujours entretenu l’ambiguïté sur sa participation à des actes de torture. Le doute subsiste-t-il aujourd’hui ?

    Les sources disponibles – archives, enquêtes, témoignages – ne laissent aucun doute, pour peu qu’on les confronte au contexte précis de l’opération militaro-policière baptisée « Bataille d’Alger », à laquelle Le Pen participa. Je n’ai pas pu accéder à son dossier militaire. J’ai consulté les archives de son régiment, le 1er REP. Mais elles ne consignent jamais les activités illégales que sont la détention clandestine de « suspects », leur torture et leur exécution sommaire.

    Ce sont surtout les témoignages recueillis de 1957 à 2002 – une quinzaine – qui, examinés de près, m’ont permis d’établir une chronologie des agissements de Le Pen, et même de les cartographier. Ils font état de plusieurs dizaines de victimes de torture, mais aussi d’exécutions sommaires, durant les deux mois et demi de présence effective de Le Pen à Alger.

    Le Pen est parti en Algérie comme engagé volontaire. Cela s’inscrivait-il dans une stratégie politique ?

    Il s’est d’abord engagé en Indochine, où il a appris les rudiments de la guerre contre-insurrectionnelle, dont la torture, avec d’autres militants d’obédience fasciste persuadés de participer à la défense de « l’Occident » contre le « communisme international ».

    Élu député poujadiste en 1956, il l’a fait à nouveau en Algérie, où le gouvernement socialiste a, en vertu des « pouvoirs spéciaux », sciemment déchaîné la terreur parachutiste à Alger.

    Fabrice Riceputi : « Le combat pour l’Algérie française a sorti Le Pen de l’anonymat »

    Un membre du FLN torturé par l’armée française en Algérie.
    © Archives Barrat-Bartoll/Corbis

    À quoi correspond le rôle d’un « officier de renseignement » qu’il a endossé, selon ses propres dires ?

    Il a en effet très souvent revendiqué le fait d’avoir assumé cette fonction-clé dans l’opération menée à Alger en 1957. Mais il lui est aussi arrivé de le nier, quand il s’est défendu d’avoir lui-même torturé, car on sait que les officiers de renseignement ont massivement pratiqué la torture de ceux qu’ils considéraient comme « suspects de liens avec la rébellion ».

    Les témoignages montrent qu’il a commandé et pratiqué la torture dans quelques-uns des centres de torture installés par dizaines à Alger, dont la villa Sésini ou la villa des Roses, mais aussi parfois au domicile même de certains « suspects », devant témoins. L’une des victimes le relie à Paul Aussaresses, qui dirigeait de véritables escadrons de la mort.

    Vous soulignez à quel point la prise en compte de la parole algérienne a été tardive en France…

    Bien après la fin de la guerre, cette parole est restée ignorée, par principe suspectée d’affabulation, ce qui a permis au récit des acteurs militaires français de s’imposer. C’est le cas pour la séquence de la « bataille d’Alger », que le récit de propagande a présentée comme une guerre victorieuse contre « le terrorisme ». L’élimination du fameux « réseau bombe » du FLN fut le seul aspect de la répression sur lequel l’armée et le gouvernement communiquèrent. Or le projet Mille Autres, que j’anime avec Malika Rahal, a collecté des centaines de témoignages sur la terreur de l’année 1957.

    Il documente une tout autre histoire : celle d’un véritable politicide, une éradication de toute activité anticoloniale, visant des dizaines de milliers de militants et de sympathisants nationalistes, enfermés dans des camps ou éliminés, pour plusieurs milliers d’entre eux. S’agissant de Le Pen, la presse de gauche française n’est allée rencontrer ses victimes algériennes qu’à partir de 1984, pour tenter de freiner son ascension. C’est la lutte antiraciste qui les a alors rendues audibles dans une partie de l’opinion.

    Mais force est de constater que certains les ont aujourd’hui à nouveau silenciées. En effet, dire qu’il « n’y a pas de preuves » pour Le Pen, c’est s’asseoir sans vergogne sur leurs témoignages très circonstanciés et parfaitement crédibles, sans même les examiner, comme on le faisait à l’époque coloniale.

    En quoi le discours anti-immigration du FN/RN trouve-t-il sa matrice dans le combat d’arrière-garde pour l’Algérie française ?

    Le combat pour « l’Algérie française », qui permit à Le Pen de sortir de l’anonymat, a été la lessiveuse d’une extrême droite jusqu’alors marquée depuis 1945 du sceau de l’infamie collaborationniste et antisémite. Dix ans après la guerre, Le Pen fédère dans le FN tous ceux qui s’imaginent poursuivre en France le combat perdu en Algérie contre un bouc émissaire de substitution aux juifs, « les Arabes », auxquels s’ajoutent depuis les musulmans, les migrants, etc.

    Le délire raciste du « grand remplacement » est directement dérivé de la hantise des colons de leur submersion par les colonisés « barbares », « fanatiques », démographiquement prolifiques, etc. Cette matrice coloniale du lepénisme est bien trop souvent ignorée, alors qu’elle est déterminante : le FN/RN est le principal fruit politique empoisonné de la guerre coloniale d’Algérie.

    SOURCE : https://www.humanite.fr/politique/algerie/fabrice-riceputi-le-combat-pour-lalgerie-francaise-a-sorti-le-pen-de-lanonymatHaut du formulaire 

     

    Bas du formulaire

    Haut du formulaire 

    Le Pen, la torture, et la matrice colonialiste

    du RN

    Dans un livre à paraître vendredi, l’historien Fabrice Riceputi livre un récit des trois mois de Jean-Marie Le Pen à Alger en 1957, assurant qu’il a fait usage de la « question ». Une histoire qui raconte aussi celle du Rassemblement national et de ses idées.

    Fabrice Riceputi : « Le combat pour l’Algérie française a sorti Le Pen de l’anonymat »

    Jean-Marie Le Pen, à Alger.
    © Archives Jean-Marie Le Pen.

    « Il peut y avoir des cas où il est utile de faire parler la personne. » Dans les pas de son père, Marine Le Pen justifiait ainsi, en 2014, l’usage de la torture. Depuis, le sujet est savamment évité au sein du Rassemblement national, comme lors des vœux de son président Jordan Bardella, ce lundi. « Vous revenez toujours avec les mêmes sujets qui n’intéressent pas les Français », balaie une députée lepéniste à propos des agissements de Jean-Marie Le Pen en Algérie entre janvier et mars 1957. Circulez, le RN n’aurait plus rien à voir.

    Pourtant, si le passé du fondateur du FN en Algérie comme sa haine des juifs gênent autant – « Je ne crois pas que Jean-Marie Le Pen était antisémite », assurait sans vergogne Jordan Bardella en novembre 2023 –, c’est bien que cet héritage reste ancré dans les discours d’une extrême droite aujourd’hui aux portes du pouvoir.

    Et c’est pour rappeler cette « matrice coloniale aujourd’hui trop souvent ignorée » que l’historien Fabrice Riceputi publie, ce vendredi 19 janvier, le livre Le Pen et la torture (le Passager clandestin). Un récit documenté des trois mois que le député poujadiste et lieutenant Jean-Marie Le Pen a passés à Alger, alimenté par les travaux d’historiens et de journalistes réalisés depuis plus de soixante ans, afin de répondre à cette question : « Le Pen a-t-il torturé ? »

    L’intéressé lui-même y répond positivement à son retour à Paris en 1957 puis en 1962 : « Je n’ai rien à cacher. J’ai torturé parce qu’il fallait le faire », expliquait-il au journal Combat. Pour le député, qui avait aussi traîné son treillis en Indochine en 1954, l’usage de la torture n’a rien de choquant en termes de sévices, et se révèle même nécessaire pour obtenir des informations.

    Un argument battu en brèche par l’historienne Raphaëlle Branche, autrice de précieux travaux sur la torture en Algérie, pour qui « il faut sortir de l’idée que la torture a un objectif de renseignement. La vraie raison, le but ultime, c’est qu’elle est considérée comme efficace sur le plan de la terreur, dans le but de viser la population ».

    « Un discourspro-Algérie française transformé en discours anti-Arabes » 

    Jean-Marie Le Pen a alors un intérêt politique à raconter son expérience de tortionnaire pendant la grande répression d’Alger – officiellement nommée « bataille d’Alger » – au sein du 1er régiment étranger de parachutistes (Ier REP). « Pour Jean-Marie Le Pen, qui cherchait à monter au sein de l’extrême droite, c’était sans doute une manière de donner des gages à ceux qui le voyaient comme quelqu’un de trop prudent », explique le politologue Jean-Yves Camus. 

    Car la défense de l’Algérie française et des colonies est fondamentale dans l’ascension de Jean-Marie Le Pen au sein de l’extrême droite. Encore cinquante ans après la création du FN, cet héritage colonial est assumé, lui permettant au passage de masquer une autre de ses racines, collaborationniste.

    « Alors qu’elle était moribonde depuis la Libération, cette extrême droite s’est servie de la guerre d’Algérie et de sa mémoire pour prospérer, explique l’historien des idées Stéphane François. Avec un discourspro-Algérie française qui sest transformé en un discours anti-Arabes. » 

    « La guerre d’Algérie, par sa violence, a apporté de l’eau au moulin de ceux qui insistaient sur la violence présentée parfois comme quasi génétique des Arabes, des Nord-Africains », abonde Emmanuel Blanchard, politiste à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines.

    Années 1980 : les récits des tortures

    de Le Pen affluent

    C’est en mobilisant cette image de l’Algérien « terroriste » que Jean-Marie Le Pen justifie dans un premier temps l’usage de la torture. Mais, à mesure que son poids politique grandit, son propre récit de ses trois mois à Alger change. Dans les années 1980, chef d’un parti en pleine ascension, il nie désormais et attaque en diffamation tous ceux qui l’accusent d’avoir torturé.

    Les travaux de l’historien Pierre Vidal-Naquet, citant un rapport du commissaire de police principal d’Alger, René Gilles, qui relate des faits de torture commis par Jean-Marie Le Pen, refont alors surface. Puis, en 1985, le journaliste de Libération Lionel Duroy publie cinq témoignages d’Algériens qui accusent nommément le président du FN d’avoir dirigé des séances de torture. À partir de 2000, pour le Monde, Florence Beaugé réalise un travail journalistique d’une extrême rigueur qui confirme certains témoignages déjà publiés et en restitue quatre nouveaux.

    Comme celui d’Abdelkader Ammour, qui raconte la nuit du 2 au 3 février 1957, quand la section dont Le Pen est le chef débarque à son domicile familial, le dénude, avant que le lieutenant-député ne s’assoie sur lui, tout en commandant les décharges qui lui sont infligées aux pectoraux et aux testicules. Autre récit : celui de Mohamed Moulay, qui relate la torture subie par son père avant son exécution.

    « L’accusation permanente contre l’immigration est un fruit empoisonné de l’histoire coloniale »

    Alain Ruscio, historien 

    Le fils a gardé en sa possession un objet retrouvé dans sa maison juste après les faits : un poignard des Jeunesses hitlériennes gravé « JM Le Pen, Ier REP ». Une pièce à conviction brandie au tribunal par Florence Beaugé, en 2003, lors du procès en diffamation intenté par Jean-Marie Le Pen au quotidien le Monde, qui sera relaxé.

    Ces témoignages n’empêchent pas plusieurs historiens d’émettre des réserves – faute de preuves irréfutables –, voire même de sérieux doutes. En mars 2023, Benjamin Stora, dans un podcast sur France Inter, avance : « Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie. » Face à une polémique déclenchée par ces propos, l’historien rectifie, estimant que cela ne peut être « prouvé ». Pour Fabrice Riceputi, cette sortie n’est « pas un simple accident » : elle contribue à « effacer les activités criminelles coloniales du fondateur du FN/RN » dans « une sorte d’ultime dédiabolisation politique de ce courant ».

    Car, pour l’auteur de Le Pen et la torture, cette question n’a pas seulement un intérêt historique, mais aussi politique. Le RN de Marine Le Pen n’a pas rompu avec son héritage pro-Algérie française. Comme à Perpignan (Pyrénées-Orientales), où le maire RN Louis Aliot a renommé une place au nom de Pierre Sergent, ancien chef de l’OAS, alors que se tiennent dans cette ville de multiples rassemblements nostalgériques.

    L’histoire coloniale rejaillit sur le discours anti-immigration

    Ses intentions sont clairement électoralistes, mais aussi politiques, dans un sud de la France où de nombreux pieds-noirs se sont installés après leur départ de l’Algérie en 1962. « C’est encore un signifiant politique pour leurs descendants, qui considèrent qu’il y a une flamme à conserver, analyse l’historien Pascal Blanchard. Une flamme qui est vivifiée en permanence par les discours contre les immigrés, spécifiquement maghrébins. » « L’accusation permanente contre l’immigration est un fruit empoisonné de l’histoire coloniale », abonde l’historien Alain Ruscio.

    Dans la société française dans son ensemble, l’histoire coloniale a participé à fabriquer le rapport du pays aux étrangers, en particulier originaires des anciennes colonies. « Elle est une des matrices de ce sujet, comme du débat sur l’intégration, celui du grand remplacement, avec l’utilisation de cette histoire pour dire que ce ”vivre-ensemble” n’a pas été possible là-bas, donc ne pourrait pas l’être davantage en France », observe Pascal Blanchard. Un discours particulièrement présent à l’extrême droite, même si les références à l’empire se raréfient. « Aujourd’hui, ils n’ont plus besoin de le dire au RN car c’est digéré par l’opinion, par les électeurs », estime l’historien.

    Marine Le Pen n’hésite toutefois pas à réagir aux commémorations nationales, même très timides, en direction des victimes algériennes. Quand, en 2021, Emmanuel Macron reconnaît « au nom de la France » que l’avocat Ali Boumendjel a été « torturé et assassiné » par l’armée française, elle y voit une trahison : « Alors que le communautarisme et l’islamisme progressent et se nourrissent de nos faiblesses, Macron continue d’envoyer des signaux désastreux de repentance, de division et de haine de soi. Il faut vite renouer, au sommet de l’État, avec la fierté d’être français ! »

    Elle a également salué, en juin 2022, le discours « très digne, très républicain », selon elle, du député RN José Gonzalez à l’Assemblée nationale. Le parlementaire, qui a grandi à Oran (Algérie), s’est livré depuis le perchoir à une réhabilitation de l’Algérie française et même de l’OAS, avant d’assurer devant les journalistes : « Je ne pense pas qu’il y ait eu des crimes en Algérie dans l’armée française. » Un négationnisme qui, comme l’histoire du RN, en dit long sur sa vision de la France, de sa « grandeur », et de son rapport aux étrangers. Jusqu’à oublier ou légitimer les crimes et les oppressions.

    Haut du formulaire

    Bas du formulaire

    SOURCE : Le Pen, la torture, et la matrice colonialiste du RN - L'Humanité (humanite.fr) 

     

    Bas du formulaire 

     

    « Cent jours de guerre à Gaza : les Palestiniens se sentent isolés, abandonnés et terrifiésAlgérie/France, l’impossible réconciliation depuis un demi siècle »

  • Commentaires

    3
    Mercredi 17 Janvier à 11:53

    Extrême droite. Quand la colonisation rachète la collaboration

    Dans Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli qui sort le 19 janvier, l’historien Fabrice Riceputi reconstitue, documents, cartographie et témoignages à l’appui, un fait supposé avéré pour la mémoire collective, mais récemment remis en question par des journalistes de la radio publique : alors élu de la République et futur cofondateur du Front national, Jean-Marie Le Pen a commis des actes de torture en Algérie. Dans la conclusion dont nous publions ici quelques extraits, le spécialiste de l’histoire coloniale analyse ce que ce déni dit aujourd’hui de l’hégémonie culturelle de l’extrême droite en France.


    Paris, 1960. Le député Jean-Marie Le Pen se rend à une réunion d’anciens combattants, entouré de membres de son parti, le Front national des combattants
    AFP

    Fabrice Riceputi
    Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli
    Le passager clandestin
    144 pages
    17 €

    Qu’est-ce que le lepénisme, sinon un rejeton idéologique et politique du colonialisme, au moins autant que de la Collaboration ? L’ère coloniale incarne en effet aux yeux de l’extrême droite française l’âge d’or perdu du suprémacisme blanc. La guerre raciste à « l’immigration » et aux « immigrés », la diabolisation de l’islam et des musulmans, celle des migrants exilés, la théorie complotiste et raciste du « grand remplacement », thèmes qui triomphent aujourd’hui en France bien au-delà de l’extrême droite, sont l’héritage direct de ce passé. Un héritage dont Le Pen et le Front national furent les principaux passeurs dans les années 1970 et 1980.

    Pourtant, quand on évoque les origines idéologiques de ce courant aujourd’hui aux portes du pouvoir en France, on pointe à juste titre le collaborationnisme ou le nazisme de certains de ses fondateurs, mais sa matrice colonialiste pourtant si déterminante est presque toujours ignorée. Du reste, certains criminels notoires de l’OAS, fondateurs du Front national, sont régulièrement honorés publiquement par des élus d’extrême droite. Pour exemple, fin 2022, Louis Aliot, maire RN de Perpignan, décide de créer une esplanade Pierre-Sergent, une figure majeure de l’OAS1. Et l’Élysée lui-même ne craint pas de flatter ce courant lors de « gestes » mémoriels symboliques en direction des pieds-noirs, notamment en éludant les exactions sanglantes de l’OAS et sa lourde responsabilité dans le déroulement tragique de la fin de la guerre2.

    En France, avoir trempé dans les guerres coloniales et leur cortège de crimes contre l’humanité n’est généralement pas jugé infamant. Car ce passé colonialiste est peu ou prou partagé avec le FN/RN par les autres courants politiques, à droite, mais aussi à gauche. C’est tout particulièrement le cas pour le courant socialiste, qui, au temps de la SFIO – celle des Guy Mollet, Robert Lacoste ou François Mitterrand –, fut un responsable majeur de la terreur coloniale et n’a jamais voulu faire l’inventaire de ce passé coupable.

    Admettre que « l’épopée » coloniale française fut, des siècles durant, un système de domination raciste et brutal aurait en effet constitué une scandaleuse atteinte à une histoire patriotique nécessairement immaculée. Et une insupportable concession faite au « communautarisme », autrement dit à la population française issue de l’immigration coloniale et postcoloniale, soupçonnée de « séparatisme », un terme significativement emprunté au vocabulaire colonial. Comme si cette question, aussi bien que l’histoire de la Shoah ou celle de l’esclavage, ne concernait pas toute la nation française.

    Dans ce véritable backlash colonial, comparable à celui qui suivit le mouvement féministe Me too aux États-Unis, le poids idéologique du Front national et d’une droite relayant elle aussi la nostalgie coloniale joua un rôle majeur. C’est par des essayistes d’extrême droite, mais aussi par des souverainistes issus de la gauche, que fut inventée la « repentance », mot-écran, épouvantail verbal vide de sens, mais destiné à disqualifier a priori tout examen critique du passé colonial3.

    Devenue littéralement doctrine d’État sous Nicolas Sarkozy, l’anti-repentance coloniale l’est toujours, quoique plus discrètement. Ainsi, toutes les initiatives mémorielles d’Emmanuel Macron relatives à la colonisation et à la guerre coloniale d’Algérie sont soigneusement précédées d’une protestation de non-repentance de l’Élysée, gage de bonnes intentions donné à une opinion de plus en plus gagnée par le nationalisme et les racismes4.

    L’aveuglement dont il a été question dans ce livre sur le passé tortionnaire de Jean-Marie Le Pen en Algérie et ses conséquences politiques est en vérité l’une des nombreuses manifestations de ce que l’historienne Ann-Laura Stoler a qualifié d’« aphasie coloniale »5, une pathologie française bien connue à travers le monde. Elle désigne une impossibilité chronique à dire ce qui est pourtant parfaitement su : au nom de la République française et par elle furent perpétrés en Algérie et dans bien d’autres colonies des crimes contre l’humanité, dont la torture n’est que le plus emblématique.

    Précisément du fait des victoires du lepénisme et de ses avatars dans la bataille culturelle et politique, l’aveu du crime colonial paraît aujourd’hui plus impossible que jamais. Il faut à nos dirigeants en reculer sans cesse l’échéance, au prix de tergiversations et de diversions sans fin. La dernière en date de ces manœuvres dilatoires est la promotion par Emmanuel Macron d’une histoire officielle qualifiée d’« apaisée », c’est-à-dire en réalité décontextualisée, dépolitisée et largement expurgée de ses aspects criminels, surtout lorsqu’ils engagent la responsabilité de l’État6.

    La question fondamentale à laquelle il ne faut surtout pas répondre est celle-ci : au regard des valeurs proclamées par la République française, le combat pour l’indépendance de l’Algérie était-il juste et la guerre menée par la France pour l’écraser condamnable ? À la négation et à l’occultation pures et simples des crimes commis en Algérie, battues en brèche par de solides travaux historiques, a succédé l’excuse dite « des deux côtés ». Dans une lecture anhistorique des événements, une absurde mise en équivalence est en effet généralement opérée. Les violences algériennes pour obtenir l’indépendance, alors que toute voie pacifique était brutalement interdite par la France, sont mises sur le même plan que celles commises à une échelle incomparable par un État surpuissant, incluant notamment massacres de civils en représailles collectives, pratique massive de la disparition forcée et de la torture, déportations de masse dans un système concentrationnaire, usage d’armes chimiques, le tout pour réprimer l’aspiration à la liberté d’un peuple. Comble de l’indécence, ceci est assorti d’une injonction faite aux Algériens et Algériennes de bien vouloir oublier leur « trauma colonial », de se « réconcilier » et de tourner la page coloniale de leur histoire dans les meilleurs délais7.

    C’est à ce prix, celui d’un déni d’une vérité historique douloureuse mais têtue, que la légendaire bonne conscience coloniale française peut se perpétuer. Et que le lepénisme peut se trouver « dédiabolisé ».

    Quant à la torture, aujourd’hui qualifiée en droit international de crime contre l’humanité, l’héritière de Jean-Marie Le Pen peut impunément en faire l’apologie, jugeant qu’aujourd’hui comme hier elle serait un « mal nécessaire ». Et ce, au nom du fameux scénario de la bombe à retardement, cette fable perverse qui servit à son père comme à tant d’autres à la justifier et à la pratiquer dans les colonies8.

    2
    ould aoudia
    Mercredi 17 Janvier à 09:36

    Sur la photo, JM LP est à droite du général Massu. De là à dire que Jean-Marie Le Pen était le bras droit de Massu, je n'irai pas jusque là.

    Massu avait un état-major bien mieux fourni en tortionnaires

    Jean-Philippe Ould Aoudia

    1
    Mercredi 17 Janvier à 09:05

    Nous ne sommes bien sûr pas historiens. Ceci étant nous avons connu ce qu'était l'ambiance en Algérie et l'exacerbation de la haine pendant la guerre menée pour perpétuer le colonialisme. La torture était pratiquée de même que les corvées de bois ainsi que de multiples exactions. La "bataille" d'Alger s'est inscrite dans ce climat.

    Nous avons vu que ceux qui se livraient à ces actes répréhensibles n'avaient pas de compte à rendre.

    Connaissant la position de Le Pen il serait surprenant qu'il ait eu des remords de conscience. Ses héritiers n'en ont pas davantage avec le racisme et la xénophobie. 

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :