• "L'Art français de la guerre", un livre d'utilité publique

    "L'Art français de la guerre", un livre d'utilité publique

    Christiane Taubira est partie. La violence et le caractère raciste des attaques qu'elle a subie rappelle que l'inconscient colonial français est toujours vivace. Comment se défaire de ces constructions mentales archaïques ? "L'Art français de la guerre" pose le constat de notre Histoire et propose de répondre en acceptant notre culture telle qu'elle est : métissée.

     Une suite de chocs, de secousses, certaines puissantes et spectaculaires, d'autres invisibles et souterraines. Un rapport à une réalité ne se construit pas seulement au fil des événements, il se construit surtout par les mots employés pour la définir. Ces mots racontent beaucoup sur l'état de notre inconscient.

    En 2001, je lisais En attendant le vote des bêtes sauvages d'Ahmadou Kourouma. Un choc puissant. Dans une langue française vivace, je voyais l'Afrique décrite par elle-même, sans concession, avec un humour ravageur. Dans la langue du colon qu'elle s'est appropriée comme une arme, cette Afrique se révélait loin, très loin des visions européo-centrées. La réplique de ce premier tremblement de terre a été de me rendre compte à quel point ce livre parlait de la France, par défaut. Ce regard neuf a jeté le discrédit sur tout ce que je pouvais envisager comme étant la réalité de la colonisation, mais il m'ouvrait aussi les yeux sur la nature de la violence des dictatures de la Françafrique. Entendons-nous bien, il ne s'agit pas de passer de l'ignorance à la découverte des faits, il s'agit plutôt d'un changement de point de vue qui bouleverse le rapport à cette réalité.

    En 2002, le choc c'est le visage hideux de l'extrême-droite au deuxième tour de l'élection présidentielle. Ce visage qui n'a pas encore appris à porter un masque. Le choc, c'est de mesurer à quel point le passé français n'est pas passé. C'est de voir la rapidité avec laquelle les fantômes du pétainisme, libérés par les attentats du 11 septembre 2001 s'engouffrent entre les fissures du vieux château fortifié qu'est devenu notre récit national.

    En 2006, le choc ce sont les émeutes dans les banlieues mais surtout la façon dont elles sont racontées par les médias. C'est aussi la forme de la réponse prise par les autorités. Le choc, c'est d'entendre le mot de "couvre-feu" prononcé par Dominique de Villepin, notre si clairvoyant Premier Ministre d'alors. Le "couvre-feu" donc, comme pendant la guerre d'Algérie. La langue coloniale domine, elle est même encore aujourd'hui la langue du pouvoir. La prise de conscience est alors sans ambiguités : notre passé colonial revient à la surface, quelque chose dans notre récit n'a pas été traité, le plus grave étant l'inconscience de la portée symbolique ravageuse dans l'emploi de tels mots. Nous avons retrouvé nos "musulmans" d'Algérie, nous avons retrouvé nos sous-citoyens. Nous reproduisons dans nos frontières les schémas mentaux hérités de la colonisation. Certains demeurent plus Français que d'autres, malgré les beaux discours et les belles intentions.

    Si de tels mots et de telles situations se répètent, alors il est grand temps de faire une introspection dans notre récit national, et vite. Dans les années qui suivent j'y contribue, à ma façon, à travers un spectacle. Puis je tente chaque fois que c'est possible des discussions, j'ouvre des débats. Mais souvent je me heurte à l'incompréhension, souvent je lis l'interrogation sur les visages. Parfois même je m'entends répondre qu'on est pas assez durs avec les Arabes. Souvent j'entends des paroles racistes couvertes par le sacro-saint bon sens, qui est une des murailles mentales les plus efficaces, les plus rétives aux assauts de l'argumentation. Partout je vois de la paresse intellectuelle, une absence de conscience face à la gravité de ce sujet. Mais pourtant il faut que nous prenions notre Histoire au sérieux, sinon nous serons condamnés à la répéter. Il ne s'agit pas de se fustiger ni de se punir, il s'agit de se raconter. Se raconter sans se juger, mais regarder la réalité en face. Se raconter enfin.

    En 2011, un livre vient encourager et corroborer ce point de vue, c'est L'Art français de la guerre d'Alexis Jenni. Dans ce livre, tout est dit de ce rapport compliqué à notre Histoire, tout est raconté de la richesse de notre héritage comme de son traitement problématique. Alexis Jenni nous dit l'importance de changer de point de vue, il nous dit l'urgence de s'affranchir d'un discours colonial qui perdure sous des formes multiples et qui perpétue la violence. Ce livre suggère une révolution de notre pensée. Il faut prendre la mesure de la façon dont nous avons jusqu'ici lu notre histoire, il faut la relire avec des yeux neufs, humains, en un mot métissés. En somme, de la guerre toujours recommencée et toujours perdue, l'auteur propose de passer à une réalité enfin prise en compte, et prise en compte avec les regards de tous ceux qui l'ont traversée. Peut-être alors pourrons nous répondre aux retours de flamme de ce passé autrement que par la déchéance de nationalité ?

    SOURCE : https://blogs.mediapart.fr/romain-blanchard/blog/310116/lart-francais-de-la-guerre-un-livre-dutilite-publique

    Alexis Jenni : “Paul Teitgen dans l’ombre comptait

     les morts”

    "L'Art français de la guerre", un livre d'utilité publique

    En exergue de son livre L’art français de la guerre, Alexis Jenni cite Pascal Quignard : « Qu’est-ce qu’un héros ? Ni un vivant ni un mort, un […] qui pénètre dans l’autre monde et qui en revient ».

    Alexis Jenni pensait-il alors à Paul Teitgen ? C’est tout à fait vraisemblable, car un peu plus loin dans son livre on peut lire cet extrait qu’il nous a aimablement autorisé à reprendre. [1]

    Ici, précisément ici, je voudrais élever une statue. Une statue de bronze par exemple car elles sont solides et on reconnaît les traits du visage. On la poserait sur un petit piédestal, pas trop haut pour qu’elle reste accessible, et on la borderait de pelouses permises pour que tous puissent s’asseoir. On la poserait au centre d’une place fréquentée, là où la population passe et se croise et repart dans toutes les directions.

    Cette statue serait celle d’un petit homme sans grâce physique qui porterait un costume démodé et d’énormes lunettes qui déforment son visage ; on le montrerait tenir une feuille et un stylo, tendre le stylo pour que l’on signe la feuille comme les sondeurs dans la rue, ou les militants qui veulent remplir leur pétition.

    Il ne paie pas de mine, son acte est modeste, mais je voudrais élever une statue à Paul Teitgen.

    Physiquement rien en lui n’impressionne. Il était fragile, et myope. Quand il arriva prendre sa fonction à la préfecture d’Alger, quand il arriva avec d’autres réadministrer les départements d’Afrique du Nord laissés à l’abandon, à l’arbitraire, à la violence raciale et individuelle, quand il arriva, il vacilla de chaleur à la porte de l’avion. Il se couvrit en un instant de sueur malgré le costume tropicalisé acheté dans la boutique pour ambassadeurs du boulevard Saint-Germain. Il se tamponna le front avec un grand mouchoir, ôta ses lunettes pour en essuyer la vapeur, et il ne vit plus rien ; juste l’éblouissement de la piste et des ombres, les costumes sombres de ceux qui étaient venus l’accueillir Il hésita à se retourner, à repartir, puis il remit ses lunettes et descendit la passerelle. Son costume collait sur toute l’étendue de son dos et il s’en fut, presque sans rien voir, sur le ciment ondulant de chaleur.

    Il prit ses fonctions et les remplit bien au-delà de ce qu’il avait imaginé.

    En 1957 les parachutistes eurent tous les pouvoirs. Des bombes explosaient dans la ville d’Alger, plusieurs par jour. On leur donna l’ordre de faire cesser l’explosion des bombes. On ne leur indiqua pas la marche à suivre. Ils revenaient d’Indochine, alors ils savaient courir dans les bois, se cacher, se battre et tuer de toutes les façons possibles. On leur demanda que les bombes n’explosent plus. On les fit défiler dans les rues d’Alger, où les Européens en foule les acclamèrent.

    Ils commencèrent d’arrêter les gens, des Arabes, presque tous. À ceux qu’ils arrêtaient ils demandaient s’ils fabriquaient des bombes ; ou s’ils connaissaient des gens qui fabriquaient des bombes ; ou sinon s’ils connaissaient des gens qui en connaissaient ; et ainsi de suite. Si on demande avec force et à beaucoup de gens, on finit par trouver. On finit par prendre celui qui fabrique les bombes, si on interroge tout le monde avec force.

    Pour obéir à cet ordre qu’on leur donna ils construisirent une machine de mort, un hachoir où ils passèrent les Arabes d’Alger. Ils peignirent des chiffres sur les maisons, ils firent de chaque homme une fiche, qu’ils épinglèrent au mur ; ils reconstituèrent l’arbre caché dans la Casbah. Ils traitaient l’information. Ce qui restait de l’homme ensuite, carton froissé taché de sang, ils le faisaient disparaître, car on ne laisse pas traîner ça.

    Paul Teitgen était secrétaire général de la police, à la préfecture du département d’Alger. Il fut l’adjoint civil du général des parachutistes. Il fut l’ombre muette, on lui demandait juste d’acquiescer. Même pas d’acquiescer : on lui demandait juste rien. Mais lui, demanda.

    Il obtint, Paul Teitgen – et ceci lui vaudrait une statue –, que les parachutistes signent avec lui, pour chacun des hommes qu’ils arrêtaient, une assignation à résidence. Il dut en user, des stylos ! Il signa toutes les assignations que lui présentaient les parachutistes, une grosse liasse chaque jour, il les signait toutes et toutes signifiaient mise au trou, interrogatoire, mise à la disposition de l’armée pour ces questions, toujours les mêmes, posées avec trop de force pour que toujours on survive.

    Il les signait, en gardait copie, chacune portait un nom. Un colonel venait lui faire ses comptes. Quand il avait détaillé les relâchés, les internés, les évadés, Paul Teitgen pointait la différence entre ces chiffres-là et la liste nominative qu’il consultait en même temps. « Et ceux-là ? » disait-il, et il pouvait donner un nombre, et des noms ; et le colonel qui n’aimait pas ça lui répondait chaque jour en haussant les épaules : « Eh bien ceux-là, ils ont disparu, voilà tout. » Et il levait la réunion.

    Paul Teitgen dans l’ombre comptait les morts.

    A la fin, il sut combien. Parmi ceux qui avaient été sortis brutalement de chez eux, attrapés dans la rue, jetés dans une Jeep qui démarrait en trombe et tournait au coin, ou dans un camion bâché dont on ne savait pas où il allait — mais on le savait trop bien —, parmi tous ceux-là qui furent vingt mille, parmi les cent cinquante mille Arabes d’Alger, parmi les soixante-dix mille habitants de la Casbah, il en disparut 3 024. On prétendit qu’ils rejoignaient les autres dans la montagne. On retrouvait certains corps sur les plages, rejetés par la mer, déjà gonflés et abîmés par le sel, portant des blessures que l’on pouvait attribuer aux poissons, aux crabes, aux crevettes.

    Pour chacun Paul Teitgen possédait une fiche à leur nom signée de sa main. Peu importe, direz-vous, peu importe aux intéressés qui disparurent, peu leur importe ce chiffon de papier à leur nom, puisqu’ils n’en sortirent pas vivants, peu leur importe cette feuille où en dessous de leur nom on peut lire la signature de l’adjoint civil du général des parachutistes, peu leur importe car cela ne changea pas leur sort terrestre. Le kaddish non plus n’améliore pas le sort des morts : ils ne reviendront pas. Mais cette prière est si forte qu’elle accorde des mérites à qui la prononce, et ces mérites accompagnent le mort dans sa disparition, et la blessure qu’il laisse parmi les vivants cicatrisera, et fera moins mal, moins longtemps.

    Paul Teitgen comptait les morts, il signait de courtes prières administratives pour que le massacre ne soit pas aveugle, pour qu’on sache ensuite combien étaient morts, et comment ils s’appelaient.

    Grâces lui soient rendues ! Impuissant, horrifié, il survécut à la terreur générale en comptant et en nommant les morts. Dans cette terreur générale où on pouvait disparaître dans une brève gerbe de flammes, dans cette terreur générale où chacun portait son destin sur les traits de son visage, où on pouvait ne pas revenir d’un tour en Jeep, où les camions transportaient des corps suppliciés encore vivants que l’on emmenait tuer, où on achevait au couteau ceux qui gémissaient encore dans le coin de Zéralda, où on jetait les hommes comme des déchets dans la mer, il fit le seul geste qu’il pouvait faire, car partir, il ne l’avait pas fait le premier jour. Il fit le seul geste humain dans cette tempête de feu, d’éclats tranchants, de poignards, de coups, de noyades en chambre, d’électricité appliquée au corps : il recensa les morts un par un et garda leur nom. Il détectait leur absence et en demandait compte au colonel qui venait lui faire son rapport. Et celui- ci, gêné, agacé, lui répondait qu’ils avaient disparu. Bon ; ils sont disparus, donc, reprenait Teitgen ; et il notait leur nombre, et leur nom.

    On se raccroche à bien peu mais dans la machine de mort que fut la bataille d’Alger ceux qui considérèrent que les gens étaient des gens, munis d’un nombre et d’un nom, ceux-là sauvèrent leur âme, et ils sauvèrent l’âme de ceux qui le comprirent, et aussi l’âme de ceux dont ils se préoccupaient. Quand les corps souffrants et abîmés eurent disparu, leur âme resta et ne devint pas un fantôme.

    Maintenant je sais le sens de ce geste, mais je l’ignorais lorsque je suivis Desert Storm à la télévision. Je le sais maintenant car je l’ai appris au cinéma ; et aussi je rencontrai Victorien Salagnon. De lui qui fut mon maître j’appris que les morts qui ont été nommés et comptés ne sont pas perdus.

    Alexis Jenni 

    SOURCE : http://ldh-toulon.net/Alexis-Jenni-Paul-Teitgen-dans-l.html

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