Ces anciens d'Algérie qui n'ont pas tout dit
Louis Jeanneau souhaite aider le personnel des maisons de retraite à mieux soulager la souffrance des anciens appelés d'Algérie. | Ouest-France
« J'étais un gamin. Je pensais voir des oranges, j'ai vu des alfas », ces plantes herbacées poussant sur les terres arides.
Louis Jeanneau a 20 ans lorsqu'il débarque en Algérie en 1958, après un passage obligé de quatorze mois en Allemagne. Émotion pour ce Lavallois, qui n'a alors jamais quitté sa Mayenne natale. « À l'époque, on ne s'éloignait pas de nos campagnes. Notre rayon d'action s'étendait tout au plus à 50 km. »
Aux soldats qui ont traversé la Méditerranée, on dit : « Ici, c'est la France. » Premier choc. Louis Jeanneau découvre la pauvreté et « le déséquilibre énorme » entre les deux territoires. Basé à la frontière marocaine, sur la ligne Morice, il est en zone interdite avec ses camarades. Le long de cette ligne électrique que les soldats surveillent, il y a aussi soixante-dix prisonniers dont « le plus jeune avait 16 ans ».
Responsable d'un garage, Louis Jeanneau part un jour s'approvisionner en pièces détachées à 50 km de là. À la sortie d'un magasin, il est entraîné par un officier à l'arrière de baraquements. Le soldat découvre alors « un Algérien nu, sans vie, pendu par les bras retournés dans le dos. Derrière lui, sur une chaise, la gégène et une bassine d'eau ». C'était donc lui qui hurlait de douleur… « J'étais contre la torture mais c'était difficile de l'exprimer. J'avais tellement l'impression que c'était moi qui n'étais pas normal. C'était devenu banal, je ne supportais pas… » Deuxième choc.
« Fallait pas en parler », résume un autre Mayennais. À 78 ans, Jacques Le Tallec reste bouleversé par ce qu'il a vu en Algérie. « Les morts, des deux côtés, les viols, la torture. » La misère aussi. Lorsqu'il rentre chez lui, le 1er mars 1960, après « trois Noël et trois Nouvel an », « c'est un autre homme » que sa fiancée, Denise, retrouve. Elle lui écrivait tous les jours. « J'étais très gâté par le courrier », sourit un instant son mari qui repense à ses camarades moins chanceux.
Rapidement, il reprend son travail de vendeur en matériel électroménager. « J'étais exécrable avec les clients. Mon patron m'a dit de rentrer chez moi me reposer. Aigri, hargneux », il ne supportait plus le moindre regard des autres. Pour traverser la rue, « si une voiture arrivait, même à 200 m, il fallait me tenir la main. Ma femme a eu un courage fou de m'accepter. » Aujourd'hui encore, il dit avoir « oublié les combats, mais pas les regards », ni les cris qui ne le quittent pas.
« Emmurés dans le silence »
Après avoir été bâillonnée pendant des années, la parole de ces deux témoins, acteurs d'un conflit chargé d'émotions, se libère au fil du temps. À jamais marqué, Louis Jeanneau décide d'aller au-delà de son expérience personnelle. Depuis une vingtaine d'années, il se rend régulièrement dans les maisons de retraite où il côtoie pensionnaires et professionnels de l'animation auprès des personnes âgées dépendantes.
Avec l'association lavalloise Lilavie créée en 2006, il y diffuse le journal Vite lu. Un concentré d'actualité nationale et internationale, rédigé avec des mots simples et des phrases courtes, pour permettre l'accès à l'information pour tous.
De ces visites, il constate que les animateurs « ne connaissent strictement rien de la guerre d'Algérie. 95 % sont des femmes, âgées de 20 à 45 ans. Je me devais de leur expliquer », pour qu'elles puissent écouter et soigner les maux de « ces anciens soldats, souvent emmurés dans le silence ou en dépression ».
Il y a cinq ans, Louis Jeanneau entreprend d'écrire un « recueil pédagogique » compilant des documents d'archives et des témoignages. Aujourd'hui, le livre a été édité au printemps 2016. Il retrace la France des années 1950, le départ des appelés pour l'Algérie, leurs missions, leur retour à la vie civile, leurs traumatismes…
Sans oublier le vécu des épouses, veuves et sœurs de soldats à qui l'on pense moins. « Inconscientes du drame qui se jouait, elles ont dû faire face au deuil sans comprendre tout-à- fait pourquoi leur frère était parti. » Louis Jeanneau raconte, ému, le souvenir de cette femme devant le cercueil de son frère. « Elle avait 15 ans. » Pour son ouvrage, l'ancien appelé s'est associé à Bernard Hervy, référence nationale dans le domaine de la gérontologie. L'homme exerce depuis une trentaine d'années dans le secteur de l'animation auprès des personnes âgées. Coauteur, il consacre une partie du livre à la transmission : « Quand la fin de vie approche, les anciens ne veulent pas partir comme ça. »
De l'initiative de Louis Jeanneau, le spécialiste reconnaît les vertus curatives. Mais pas seulement. « Aujourd'hui, la mort sociale arrive avant la mort biologique. Quel est le rôle d'une personne âgée dépendante et comment l'aider à tenir ce rôle dans la dernière phase de sa vie ? »
Lui redonner la parole en est un moyen. Il y a un devoir de mémoire alors « que la pression sociale d'il y a 50 ans est passée ». Parler « restait difficile à l'époque », rappelle Bernard Hervy. La plupart de ces soldats se sont « rarement racontés à leurs enfants. Ils ont sauté une génération ». Aujourd'hui, ils commencent à s'ouvrir à leurs petits-enfants.
SOURCE : http://www.ouest-france.fr/culture/histoire/ces-anciens-dalgerie-qui-nont-pas-tout-dit-4106669
Bernard HERVY et Louis JEANNEAU ont publié en 2016 un livre important pour les animateurs en gérontologie : "Transmettre sur la guerre d'Algérie". A priori, certains penseront que le lien avec notre métier n'est pas évident et pourtant... Une proportion importante des hommes que nous allons accompagner, ou que nous accompagnons déjà dans le cadre de notre métier, sont marqués très profondément par cette période. Des douleurs souvent muettes ou profondément enfouies qui immanquablement vont avoir des conséquences sur les dernières années de leur vie. Comment parler, écouter, accueillir ou mettre en oeuvre cette transmission ? C'est l'objet de ce livre, qui s'articule autour un travail de collecte de témoignages poignants, réalisé par Louis Jeanneau, et un travail pédagogique sur les enjeux et les modalités de mise en oeuvre de la transmission, assuré par Bernard Hervy.
Il semble en effet urgent de transmettre pour ne pas oublier. Parce que bientôt les témoins d'événements historiques disparaîtront, parce que la parole a besoin d'être libérée et l'expérience partagée. Il est encore possible de proposer aux anciens de témoigner de leurs années de vie sous l'occupation allemande ou pendant la guerre d'Algérie... Mais les animateurs sont-ils armés pour travailler ces questions en EHPAD ?
En effet comme l'explique Bernard Hervy, fondateur et vice-président du GAG (Groupement des Animateurs en Gérontologie), dans " Transmettre sur la guerre d'Algérie ", " Les animateurs (...) confrontés à ces demandes se retrouvent démunis " : manque de connaissances sur cette guerre qu'ils n'ont pas étudiée à l'école et pour laquelle les lectures sont complexes, difficulté à monter un dispositif pédagogique sur un phénomène de transmission mal connu...
Pourtant il reste formel. Il est impératif de travailler ces questions car " plus de 55 ans après cette guerre, (...) il est temps que les rancoeurs s'apaisent. " Des outils sont ainsi mis à disposition des animateurs sur la plateforme coopérative du GAG, CULTUREàVIE pour développer ce travail.
Louis JEANNEAU, fondateur de l’association Lilavie (éditrice de Vite Lu), a sorti en novembre 2016 le livre « Transmettre sur la guerre d’Algérie », co-écrit avec Bernard HERVY. Louis a fait partie de ces jeunes appelés de la guerre d’Algérie. Ce vécu, il n’en avait jamais parlé, comme la plupart de ceux qui ont vécu cette guerre...
En 2012, il lit le roman « Des hommes », ouvrage qui s’intéresse à ce vécu, passé sous silence. Pendant de nombreuses nuits, Louis a revécu cette guerre. Parfois, il se réveillait en pleurs. Ces souvenirs étaient si forts, si douloureux… Puis, la peur s’est estompée, mais Louis s’est questionné : que se passera-t-il quand il vivra en maison de retraite ? Ces cauchemars reviendront-ils le hanter ? Les animateurs sauront-ils l’écouter ? Pourront-ils comprendre cette guerre qu’ils n’ont pas connue ? Louis a alors contacté Bernard HERVY, fondateur du Groupement des Animateurs en Gérontologie. Il voulait savoir si des ouvrages d’animation existaient sur la guerre d’Algérie. Mais ce n’était pas le cas, alors Bernard a suggéré à Louis d’écrire ce livre…
Louis a relevé ce défi. Tout d’abord, il lui semblait nécessaire de resituer le contexte des années 50. Puis, pendant 3 mois, il s’est isolé pour écrire ses souvenirs de guerre. Il a retrouvé un dossier dans lequel il avait, des années auparavant, classé des articles, des revues des Anciens de l’AFN (Afrique Française du Nord)… Ensuite, il a interviewé des gens, en contactant notamment des anciens appelés et rappelés de la sale guerre d'Algérie Louis a également lu de nombreux ouvrages qui lui étaient conseillés. Petit à petit, son livre prenait forme pour parler de ces anciens appelés ou engagés, de leur famille, des harkis, des pieds-noirs… Pour lui, il était essentiel de traiter de la souffrance vécue pendant et après cette guerre. Louis a envoyé son travail à Bernard HERVY qui l’a complété par des explications sur la transmission et le rôle des animateurs dans ce recueil de récits de vie. Après ce long travail, le livre « Transmettre sur la guerre d’Algérie » est né...
Détails sur le livre : CLIQUEZ SUR CE LIEN.
Pour tous les anciens appelés et rappelés de la guerre d'Algérie et des combats de la Tunisie et du Maroc qui ont entre 76 et 86 ans, pour tous les autres témoins et victimes de cette sale guerre et du colonialisme, voici la magnifique chanson "Vieillir" du chanteur canadien Jean-Marie VIVIER.