Émeutes en Nouvelle-Calédonie : « Des
scénarios connus pendant la guerre
d’Algérie… »
ÇA DÉGÉNÈRE Entre « milices loyalistes armées », « logique émeutière » et « pacification coloniale », la situation en Nouvelle-Calédonie inquiète. L’Etat pointe, lui, le rôle de la CCAT, qualifiée de « groupe mafieux », par Darmanin, et envoie l’armée.
L'état d'urgence entre en vigueur à partir de 20 heures, heure de Paris (05 heures à Nouméa) ce jeudi. - T. Rouby / AFP / AFP
L'essentiel
Au moins trois Kanaks et deux gendarmes sont morts ces dernières quarante-huit heures dans des pillages et affrontements entre habitants et forces de l’ordre, soutenus par des milices loyalistes en Nouvelle-Calédonie. Une situation qualifiée « d’insurrectionnelle » mercredi, par Louis Le Franc, haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.
Celle-ci a commencé à dégénérer ce mardi, après des blocages à l’appel de la CCAT commencés il y a dix jours, un mois après une manifestation qui avait réuni, selon ses organisateurs, 50.000 personnes, soit près de quart de la population de l’île. La CCAT réclame l’abandon du projet de réforme du corps électoral en Nouvelle-Calédonie, qui verrait le poids des populations autochtones diminué dans les élections locales, et qui a été voté ce mardi soir par l’Assemblée nationale.
« Des voyous », a dit Louis Le Franc ; « un groupe mafieux » a pour sa part lancé Gérald Darmanin ministre de l’Intérieur et des Outre-mer qui considère la CCAT comme « le bras armé du FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) ». La CCAT pour Cellule de coordination des actions de terrain, est un regroupement de mouvements, syndicats et partis politiques kanaks – un peu à l’image du FLNKS, créé en 1984, dont la CCAT est une émanation – né en novembre 2023 avec une première mobilisation contre cette réforme.
La CCAT débordée par sa base
Dans un communiqué publié ce mercredi, jour qui a vu le décès d’un premier gendarme, la Cellule a appelé « à l’apaisement et aux respects des consignes » tout en maintenant « les actions de terrains de manière pacifique ». « Il y a un contraste énorme entre les discours et les actes, bien sûr que les organisations, qui ne représentent pas tous les Kanaks sont débordés par les jeunes », observe Fabrice Riceputi, historien spécialiste des questions coloniales.
« Un peu à l’image de la Corse après l’assassinat d’Yvan Colonna, on est dans une logique émeutière, où la jeunesse kanake exprime d’abord un fort sentiment de mépris et de déclassement », analyse Thierry Dominici, spécialiste des mouvements nationalistes à l’université de Bordeaux-Montaigne. « En réduisant et en imputant ces actions à un “groupe mafieux”, l’Etat cherche à labelliser la violence. Comme lorsqu’il qualifie d’autres d’écoterrorisme, il cherche à les mettre hors champ, hors démocratie », complète Thierry Dominici. Et de là à préparer la répression.
« L’envoi de l’armée et la mise en place d’un couvre-feu, des mesures typiques de pacification coloniale, n’augurent rien de bon. A cela s’ajoute la constitution de milices loyalistes armées, qui ont semble-t-il tué un jeune Kanak pour lequel le gouvernement n’a pas eu un mot. Personne ne peut dire ce qui va se passer à présent », estime l’historien. Des milices qui inquiètent aussi le sociologue Thierry Dominici, qui rappelle que les populations autochtones sont devenues minoritaires dans leur pays (41,2 %) et pour qui « on se retrouve dans des scénarios que la France a connus pendant la guerre d’Algérie ». Scénario que visaient précisément à éviter les accords de Matignon de 1988 suivi des accords de Nouméa en 1998 et qui a été remis en question par cette réforme.
SOURCE : Émeutes en Nouvelle-Calédonie : « Des scénarios connus pendant la guerre d’Algérie… » (20minutes.fr)
Par sa nature et son histoire
l’état d’urgence reste
un dispositif colonial
Par Julien Le Mauff Historien et politiste, enseignant-chercheur à l’Université de Lille/Ceraps.
Répondant favorablement aux demandes répétées de l’extrême droite ces derniers jours, le gouvernement a entériné en Conseil des ministres, mercredi 15 mai, l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie. Ce dispositif répond au chaos créé par la stratégie gouvernementale qui vise depuis des mois à mettre sous pression les indépendantistes dans l’optique d’une réforme du statut néo-calédonien, pour refermer définitivement l’option de l’indépendance pour l’un des 17 territoires encore recensés par l’ONU comme non autonomes, et à décoloniser.
Les violences des derniers jours, qui ont mené à la mort de deux Kanaks, et à celle d’un gendarme, résultent en particulier de l’adoption, au Sénat puis à l’Assemblée nationale, de la loi constitutionnelle élargissant le corps électoral aux élections provinciales néo-calédonien, réforme souhaitée par les descendants des colons, pour accentuer un rapport de force rendant minoritaires les Kanaks. La réforme, qui requiert encore un vote au Congrès, à Versailles, entre dans le cadre de cette politique de pression contre le milieu politique kanak.
« Dès 20 heures, heure de Paris ». 5 heures, jeudi matin, à Nouméa. Ainsi relayée par la porte-parole du gouvernement, la proclamation de l’état d’urgence ne peut se défaire d’un certain parfum propre au passé colonial liant la France et les îles de Nouvelle-Calédonie, où les tensions entre les Kanaks et les colons et leurs descendants n’ont jamais cessé, en dépit du fragile équilibre créé par les accords de Matignon en 1988 et de Nouméa en 1998. L’état d’urgence a, dès les premières minutes après son entrée en vigueur, permis de mobiliser plus de 2 000 membres des forces de l’ordre, de déployer des militaires sur les infrastructures portuaires et aéroportuaires, d’interdire localement le réseau social TikTok, et d’assigner à résidence plusieurs indépendantistes désignés comme « radicaux » par le ministre de l’Intérieur, selon une rhétorique renvoyant de façon à peine voilée à l’accusation de terrorisme.
Rien d’inhabituel sans doute. De même ne s’étonne-t-on pas d’entendre, dans ce contexte, la ministre déléguée aux outre-mer, dont le portefeuille est l’héritier direct du ministère des Colonies, s’émouvoir de la mort en exercice d’un gendarme au cours des violences des derniers jours. Toutefois, lorsque celle-ci déclare que « c’est la République qui est visée », encore faut-il savoir de quelle République il est question. Le retour à l’état d’urgence est en effet aussi un écho à ses circonstances d’apparition.
La loi du 3 avril 1955, qui fonde le régime d’état d’urgence, résulte directement de la guerre d’indépendance algérienne. Dès l’origine, cette loi offre aux autorités administratives (ministre de l’Intérieur, préfets, et, à l’origine, gouvernement général en Algérie) de nouveaux pouvoirs : fermeture administrative « de salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature », interdiction des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre » (art. 8), possibilité « d’ordonner des perquisitions à domicile de jour et de nuit », « contrôle de la presse et des publications […] des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales » (art. 11).
Rapidement, son application donne lieu à nombre d’exactions, y compris sur le sol métropolitain. C’est dans ce cadre, alors qu’un couvre-feu visait la population des « musulmans algériens » dans la préfecture de Paris dirigée par Maurice Papon, que furent réprimées les manifestations du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962, à Paris, deux massacres commis au nom de la « République ».
L’état d’urgence, sur la base de la loi de 1955, est encore mobilisé dans le contexte colonial, et déjà en Nouvelle-Calédonie en raison des affrontements entre Kanaks et colons dans les années 1980. C’est ce même dispositif légal qui est ensuite exhumé en 2005 et importé en métropole, pour répondre aux émeutes déclenchées dans les banlieues par une bavure policière.
Depuis près de vingt ans, les Français se sont habitués à l’état d’urgence comme instrument juridique et comme technique de gouvernement dans les périodes de crise et d’émotion. Cette habitude résulte de son utilisation, aussi bien dans le cadre des attentats de 2015-2016, que face à la pandémie de Covid, avec un régime d’état d’urgence sanitaire, dispositif particulier ayant eu cours de son adoption le 23 mars 2020 jusqu’au 31 juillet 2022. Cette généralisation progressive de l’état d’urgence a d’ailleurs été accompagnée d’un renforcement des pouvoirs exceptionnels auxquels il ouvre (restrictions de circulation, assignations à résidence).
Dispositif inquiétant pour les droits et libertés des citoyens, l’état d’urgence n’en reste pas moins, par son histoire et par essence, une technique de domination propre à l’ordre colonial – dont l’application en a été progressivement étendue, après coup, au territoire métropolitain. L’importation du dispositif colonial de l’état d’urgence à partir de 2005, a d’ailleurs elle-même visé en premier lieu les habitants des marges urbaines, perçues par une grande partie de la population comme par les classes politiques comme des enclaves problématiques, abritant des populations largement originaires elles-mêmes de l’ancien empire colonial.
On ne saurait certes s’étonner de voir aujourd’hui l’exécutif recourir à un régime d’état d’urgence qu’il affectionne tant, tout particulièrement depuis 2017. Il n’en reste pas moins que son utilisation pour la Nouvelle-Calédonie ne peut être perçue autrement que comme un retour aux origines historiques de ce dispositif, c’est-à-dire à sa nature coloniale.
L’Empire de l’urgence, ou la fin de la politique (Presses universitaires de France, février 2024).
Une bande bleue, une bande rouge, une bande verte et la flèche faîtière représentant le peuple kanak, les drapeaux de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie ont investi les alentours de l’Assemblée nationale ce mercredi 14 mai 2024. Malgré la pluie, le collectif Solidarité Kanaky s’est réuni pour protester contre une réforme proposée par Emmanuel Macron en juillet 2023. Étendard à la main et bijou en bois autour du cou, Michel Lolo, membre du collectif explique l’enjeu derrière la modification du corps électoral du territoire d’outre-mer. “En 1988, il y a eu cette poignée de mains entre deux grands hommes : Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur. Elle a donné naissance à 36 ans de paix. Aujourd’hui le gouvernement actuel remet en cause cette décision”, dénonce-t-il. Si cette réforme est votée, cela permettrait aux nouveaux résidants de voter pour les élections provinciales, qui sont les scrutins majoritaires en Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Le problème ? Cela rentre en opposition avec l’accord de paix de Nouméa de 1988 qui limite le droit de vote aux habitants historiques de l’archipel. Ce déséquilibre a pour but de contrebalancer le fait que ces habitants sont en minorité sur leurs terres en comparaison avec les nouveaux résidants. Lunettes de soleil sur le front et haut aux couleurs du peuple kanak, Wendy Gowe se désole de la tournure des évènements. “Cela aurait pu se passer autrement, pacifiquement comme le mot d’ordre avait été donné. Mais si c’est pour se faire entendre, on va passer par la force écoutez”, soupire-t-elle. Routes bloquées, barrages filtrants, feux, début de mutinerie dans la prison de la capitale… La Kanaky-Nouvelle-Calédonie s’embrase à l’approche du résultat du vote.